Cour d'appel: Arrêt du 9 janvier 2003 (Bruxelles). RG 1998/AR/1378

Date :
09-01-2003
Language :
French
Size :
4 pages
Section :
Case law
Source :
Justel F-20030109-8
Role number :
1998/AR/1378

Summary :

L'article 1594, al.2 du Code judiciaire impose au notaire de signifier, par exploit d'huissier, à l'adjudicataire, la date de la séance de vente publique par suite de surenchère, dix jours avant celle-ci. Cette disposition, qui n'est pas prescrite à peine de nullité et n'est assortie d'aucune sanction, s'inscrit dans le devoir général de conseil et d'information du notaire qui est commis par un tribunal pour procéder à l'adjudication publique d'un bien. Ce devoir existe à l'égard de tout candidat acquéreur du bien; celui-ci doit en effet pouvoir, compter sur la loyauté et sur la diligence du notaire qui intervient en sa qualité de fonctionnaire public, ainsi que sur sa stricte neutralité durant les opérations de vente. Le notaire, professionnel spécialisé en droit, doit être personnellement attentif au respect des obligations qui font partie de sa mission et dont il ne peut, en règle, se décharger sur un tiers, fut-il membre de son personnel. En omettant de faire connaître aux premiers adjudicataires d'une manière certaine (le cas échéant, en leur adressant une lettre par voie de recommandé, la date de la séance de surenchère qu'il avait fixée), le notaire ne s'est pas comporté comme tout notaire normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances et a commis une faute qui engage sa responsabilité.

Arrêt :

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Vu les pièces de la procédure, notamment :

- le jugement attaqué, prononcé contradictoirement le 13 mars 1998 par le tribunal de première instance de Bruxelles, décision dont il n'est pas produit d'acte de signification;

- la requête d'appel déposée au greffe de la cour le 4 mai 1998;

- l'appel incident des conjoints X.-Y., formé par conclusions du 25 novembre 1999.

*****

Faits et antécédents de la procédure :

- Sur la requête de l'OCCH, le juge des saisies du tribunal de première instance de Bruxelles a, par ordonnance du 30 juillet 1992, commis le notaire VAN B., pour procéder à l'adjudication publique de l'immeuble sis à Woluwé-Saint-Lambert, avenue de ..., dans les formes et délais impartis par le Code judiciaire;

- Le 16 décembre 1992, les conjoints X.-Y. se sont portés acquéreurs de cet immeuble pour un prix de 7.500.000 francs. Ils souhaitaient y installer leur foyer ainsi que le cabinet dentaire de Mme Y.;

- Le 31 décembre 1992, Monsieur W. a proposé une surenchère qui a été dénoncée le jour même aux conjoints X.-Y., par huissier de justice;

- Le notaire VAN B. n'a cependant pas notifié la date de séance de surenchère aux conjoints X.-Y.;

- Le 20 janvier 1993, date de la troisième séance d'adjudication, l'immeuble a, en l'absence de ces derniers, été adjugé à Monsieur W., au prix de 7.750.000 francs;

- Par courrier du même jour, le notaire VAN B. demandait aux conjoints X. - Y. de le dispenser de toute signification ou commandement dans le cadre de la vente publique de l'immeuble;

- Le 10 février 1993, les conjoints X.-Y. ont mis le notaire VAN B. en demeure de les indemniser;

- Dix mois plus tard, à une date non précisée, les conjoints X. - Y. ont acquis un autre immeuble sis à ..., pour le prix de 8.250.000 francs, dans lequel ils ont effectué des transformations pour un montant de 4.000.000 francs;

- L'action originaire, mue à la requête des conjoints X.-Y., par citation du 17 mai 1993, tendait à obtenir la condamnation du notaire VAN B. à réparer le dommage qu'il leur a causés par sa faute professionnelle (en l'espèce, le défaut de respect de l'article 1594 alinéa 2 du Code judiciaire);

- Le premier juge a partiellement fait droit à leur demande et a condamné M. VAN B. à leur payer 450.000 francs, majorés des intérêts judiciaires et des dépens;

- Le notaire VAN B. relève appel de la décision et conclut au non fondement de la demande originaire; à titre subsidiaire, il sollicite que les intérêts judiciaires ne prennent cours qu'à partir de l'arrêt à intervenir, et que les dépens soient partagés proportionnellement à l'aboutissement de leur demande;

- Les conjoints X.-Y. concluent au non fondement de l'appel, et forment un appel incident visant à obtenir la somme de 1.000.000 BEF réclamée originairement;

Discussion :

L'appel principal :

a) Quant à la faute :

Attendu que l'article 1594, alinéa 2 du Code judiciaire impose au notaire de signifier, par exploit d'huissier, à l'adjudicataire, la date de la séance de vente publique par suite de surenchère, dix jours avant celle-ci;

Que cette disposition n'est pas prescrite à peine de nullité;

Que le texte n'est assorti d'aucune sanction;

Attendu qu'il n'est pas contesté que la formalité prévue à l'article 1594, alinéa 2 du Code judiciaire n'a pas été respectée par le notaire VAN B.;

Attendu que celui-ci soutient qu'aucune faute ne peut cependant lui être reprochée au double motif que sa collaboratrice aurait averti en temps utile les conjoints X. - Y. de la date de la séance de vente par téléphone d'une part, et qu'une publicité importante a été donnée à la séance de vente, par le biais d'avis publiés dans la presse et d'affiches placardées sur l'immeuble, d'autre part;

Qu'il en déduit que les conjoints X. - Y. ont dûment été informés de la séance de vente; il sollicite l'audition de témoins pour confirmer cette information;

Qu'il demande également que le serment supplétoire leur soit déféré;

Attendu que le prescrit de l'article 1594 alinéa 2 du code judiciaire s'inscrit dans le devoir général de conseil et d'information du notaire qui est commis par un tribunal, pour procéder à l'adjudication publique d'un bien;

Que ce devoir existe à l'égard de tout candidat acquéreur du bien;

Attendu que celui-ci doit en effet pouvoir compter sur la loyauté et sur la diligence du notaire qui intervient en sa qualité de fonctionnaire public, ainsi que sur sa stricte neutralité durant les opérations de vente;

Attendu que le notaire est en outre un professionnel spécialisé du droit;

Attendu que cette double qualité lui impose d'être personnellement attentif au respect des obligations qui font partie de sa mission et dont il ne peut en règle se décharger sur un tiers, fût-il membre de son personnel;

Attendu en l'espèce que les conjoints X.-Y. ont été dûment avertis, par exploit d'huissier de justice, de la surenchère réalisée le 31 décembre 1992 par M. W.;

Qu'ils pouvaient donc s'attendre à ce que la suite de la procédure d'adjudication à laquelle ils participaient, soit réalisée dans le respect continu des dispositions légales qui s'y appliquent;

Qu'il ne peut donc leur être reproché de ne pas avoir été attentifs aux affiches apposées sur l'immeuble après la surenchère;

Qu'il ne peut davantage leur être fait grief de s'être mépris sur la fiabilité de l'information que la collaboratrice du notaire leur aurait donnée, à supposer qu'elle l'ait été, dès lors que cette information n'a - en toute hypothèse - pas été confirmée par le notaire, qu'ils n'avaient en outre jamais dispensé du respect des formes légales d'avertissement (signification et/ou sommation);

Attendu qu'il n'y a pas lieu de procéder à l'audition de la collaboratrice du notaire VAN B.;

Que son indépendance n'est pas garantie dès lors qu'elle était soumise à l'autorité du notaire au moment de la surenchère, et que ce sur quoi elle serait entendue est de nature à engager sa propre responsabilité;

Attendu qu'il y a lieu d'admettre, eu égard aux motifs exposés ci-avant, qu'en ne veillant pas à ce que la complète information des conjoints X. - Y. soit assurée, le notaire VAN B. a commis une faute professionnelle qui engage sa responsabilité;

Qu'en omettant de leur faire connaître d'une manière certaine (le cas échéant, en leur adressant une lettre par voie de recommandé), la date de la séance de surenchère qu'il avait fixée, le notaire VAN B. ne s'est pas comporté comme tout notaire normalement prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances;

Attendu que l'admission de la faute du notaire VAN B. rend inopportune et inutile l'autorisation d'enquête qu'il sollicite, de même que le serment qu'il entend déférer aux conjoints X. - Y.;

b) Quant au dommage :

Attendu que les conjoints X. - Y. soutiennent que leur dommage consiste dans la perte d'une chance, celle de participer aux dernières enchères et donc par voie de conséquence, celle d'acquérir l'immeuble;

Qu'ils ne prétendent pas que leur dommage serait constitué par la perte de l'acquisition de l'immeuble;

Attendu que la perte d'une chance est un dommage susceptible d'être réparé, lorsqu'il ressort des circonstances concrètes de l'espèce, que cette chance était certaine;

Attendu que le caractère certain de la chance dont les conjoints X. - Y. ont été privés se déduit des circonstances suivantes :

- les conjoints X. - Y. se sont portés acquéreurs du bien le 16 décembre 1992, pour 7.500.000 francs, soit un prix proche du prix de vente effectif (7.750.000 francs);

- leur volonté d'acheter est avérée. L'immeuble pouvait en effet accueillir le domicile des conjoints, de même que le cabinet dentaire de Mme Y.; l'immeuble était de plus idéalement placé : proche de l'ancien cabinet dentaire de Mme Y., elle avait ainsi l'assurance de conserver sa clientèle;

- Les conjoints X. - Y. ont fini par acquérir, après dix mois de recherche, un immeuble situé dans la même commune;

- Le prix payé pour cet immeuble est de 8.250.000 francs, soit un prix significativement supérieur au prix de vente de l'immeuble adjugé à M. W.; cette circonstance démontre qu'ils étaient donc en mesure de surenchérir;

Attendu qu'il apparaît en l'espèce, que les données sur lesquelles la cour peut se fonder pour calculer, avec précision, la valeur économique de la chance perdue font défaut;

Qu'il y a dès lors lieu de procéder à une évaluation en équité, du dommage réalisé;

Attendu que cette évaluation doit tenir compte du temps perdu et des tracas rencontrés par les conjoints X.-Y. pour trouver une maison qui leur offre les mêmes possibilités d'hébergement et d'installation professionnelle (10 mois) que l'immeuble dont l'adjudication était confiée au notaire VAN B., d'une part, de la localisation moins idéale de celui qu'ils ont pu acquérir ensuite (car plus éloigné de leur précédent domicile et du cabinet dentaire de Mme Y.), d'autre part;

Que la cour approuve le montant retenu par le premier juge;

c) Quant au lien de causalité :

Attendu que la faute du notaire VAN B., est la cause exclusive et unique du dommage des conjoints X.-Y.;

Qu'il tombe sous le sens que sans sa faute, ils n'auraient subi aucun dommage;

Que s'ils avaient en effet été avertis par le notaire VAN B. de la dernière séance de vente, ils ne se seraient pas vus privés de la chance d'acquérir l'immeuble sis avenue de ... à ...;

d) Les intérêts judiciaires et les dépens :

Attendu que le notaire VAN B. demande à titre subsidiaire, de reporter la prise de cours des intérêts judiciaires au jour du présent arrêt, les limitant ainsi à des intérêts moratoires;

Qu'il demande également un partage des dépens;

Attendu que l'avocat des conjoints X.-Y. a mis en demeure le notaire VAN B. de les indemniser de leur préjudice à concurrence de 1.000.000 francs, par courrier du 10 février 1993;

Que les intérêts compensatoires sont dus à dater de la séance d'adjudication du 20 janvier 1993, le dommage étant à ce moment né, actuel et certain;

Que s'agissant d'intérêts compensatoires, il y a lieu d'en fixer le taux;

Qu'en l'espèce, compte tenu du délai écoulé depuis la date de la perte de la chance dont ils obtiennent réparation (10 ans), le taux légal répare adéquatement leur dommage;

Attendu que par application de l'article 1017 du Code judiciaire, le notaire VAN B. est, en qualité de partie succombante tenu aux dépens de l'instance d'appel;

Attendu que l'appel n'est pas fondé;

L'appel incident :

Attendu que les conjoints X. - Y. évaluent leur dommage à 1.000.000 francs et forment donc un appel incident à concurrence de 550.000 francs;

Attendu que l'estimation globale qu'ils font de leur dommage ne peut être prise en considération;

Que basée sur la comparaison du prix payé pour leur nouvelle maison, en ce compris ses nombreuses transformations (12.250.000 francs au total), cette estimation ne tient pas compte du fait que cet immeuble est sensiblement plus grand que celui qu'ils ont perdu la chance d'acquérir (291,35 m2 pour l'un, 245 m2 pour l'autre) et que le coût des travaux de transformation n'est pas en relation causale avec la faute commise;

Que la cour a déjà souligné le caractère adéquat du montant principal de la condamnation, retenu par le premier juge;

Qu'en équité, le montant de 450.000 francs, augmenté des intérêts compensatoires depuis le 20 janvier 1993, répare intégralement leur dommage;

Attendu que l'appel incident des conjoints X. - Y. est très partiellement fondé;

PAR CES MOTIFS,

LA COUR, statuant contradictoirement,

Vu l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire,

Dit l'appel de Marc VAN B. recevable mais non fondé et l'en déboute;

Dit l'appel incident des conjoints X. - Y. recevable et très partiellement fondé;

Emende le jugement attaqué, en précisant que le montant principal de la condamnation mise à charge du notaire VAN B. (450.000 francs), doit être augmenté des intérêts compensatoires au taux légal, à dater du 10 janvier 1993, jusqu'à la date du présent arrêt, et ensuite des intérêts moratoires sur le tout, jusqu'au parfait paiement;

Délaisse à Marc VAN B. ses dépens d'appel liquidés à 186 euros + 446,21 euros + 50,82 euros et le condamne aux dépens d'appel des conjoints X. - Y. liquidés à 446,21 euros.

Ainsi jugé et prononcé en audience civile publique de la 2ème chambre de la Cour d'Appel de Bruxelles, le 09-01-2003.