Cour constitutionnelle (Cour d'Arbitrage): Arrêt du 22 mai 2014 (Belgique). RG 85/2014

Date :
22-05-2014
Langue :
Allemand Français Néerlandais
Taille :
5 pages
Section :
Jurisprudence
Source :
Justel F-20140522-5
Numéro de rôle :
85/2014

Résumé :

La Cour dit pour droit : Compte tenu de ce qui est exposé en B.4, l'article 73sexies, alinéa 1er, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention.

Arrêt :

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La Cour constitutionnelle,

composée des présidents A. Alen et J. Spreutels, et des juges J.-P. Snappe, J.-P. Moerman, E. Derycke, P. Nihoul et R. Leysen, assistée du greffier P.-Y. Dutilleux, présidée par le président A. Alen,

après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :

I. Objet de la question préjudicielle et procédure

Par arrêt du 23 janvier 2014 en cause du ministère public et de l'Etat belge contre Guy Van der Auwera et autres, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour le 12 février 2014, la Cour d'appel de Gand a posé la question préjudicielle suivante :

« L'article 73sexies du Code de la TVA viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme du 20 mars 1952 et avec l'article 50 du Code pénal, dans l'interprétation selon laquelle l'obligation solidaire qui y est visée de payer l'impôt éludé est une mesure civile;

- en ce que cette disposition lie automatiquement et d'office l'obligation solidaire de payer l'impôt éludé, tant à l'égard de l'auteur qu'à l'égard du participant, à toute condamnation pénale en raison d'un infraction fiscale visée aux articles 73 et 73sexies du Code de la TVA - sans réquisition du ministère public, sans débat contradictoire et sans motivation ni même mention - et en ce qu'elle empêche ainsi le juge pénal de statuer en pleine juridiction sur l'application de l'obligation solidaire de payer l'impôt éludé;

- en ce que cette disposition prive le juge pénal de la possibilité de tempérer cette obligation solidaire en fonction de la part dans l'infraction fiscale ou en fonction des avantages reçus et en ce qu'il est ainsi privé de la possibilité d'éviter une violation potentielle du droit au respect de la propriété garanti par l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme,

- en ce que le juge pénal, en droit pénal commun, par suite de l'application de l'article 50 du Code pénal, a par contre la possibilité d'exempter les auteurs, co-auteurs et complices condamnés d'une infraction, de l'obligation solidaire de payer une indemnité aux victimes de l'infraction, à condition d'indiquer les motifs de cette dispense et de déterminer la proportion des frais à supporter individuellement par chacun d'eux ? ».

Le 5 mars 2014, en application de l'article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs E. Derycke et P. Nihoul ont informé la Cour qu'ils pourraient être amenés à proposer de mettre fin à l'examen de l'affaire par un arrêt de réponse immédiate.

(...)

III. En droit

(...)

B.1. La question préjudicielle porte sur l'article 73sexies du Code de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : le Code de la TVA), qui dispose :

« Les personnes qui auront été condamnées comme auteurs ou complices d'infractions visées aux articles 73 et 73bis seront solidairement tenues au paiement de l'impôt éludé.

Les personnes physiques ou morales seront civilement et solidairement responsables des amendes et frais résultant des condamnations prononcées en vertu des articles 73 à 73quater contre leurs préposés ou leurs administrateurs, gérants ou liquidateurs ».

B.2.1. La Cour est interrogée sur la compatibilité de cette disposition avec les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme, avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention et avec l'article 50 du Code pénal, dans l'interprétation selon laquelle l'obligation solidaire de payer l'impôt éludé visée à l'article 73sexies du Code de la TVA est une mesure civile.

B.2.2. Il ressort de la question préjudicielle que celle-ci vise uniquement l'alinéa 1er de l'article 73sexies du Code de la TVA.

B.2.3. Le juge a quo interroge la Cour au sujet de la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés notamment avec l'article 50 du Code pénal. L'article 50 du Code pénal ne relève toutefois pas des dispositions ou des règles au regard desquelles la Cour peut exercer un contrôle.

En ce que l'article 50 du Code pénal est mentionné dans la question préjudicielle, non pas en tant que norme de référence, mais à titre de comparaison avec le régime prévu par la disposition en cause, la Cour peut le prendre en compte.

B.2.4. Il convient d'examiner la disposition en cause dans l'interprétation selon laquelle le juge répressif ne serait pas compétent pour statuer en pleine juridiction sur la sanction de responsabilité solidaire des auteurs et des complices qui est contenue dans cette disposition ou pour la tempérer en fonction de la part concrètement prise par le condamné dans les infractions fiscales établies ou en fonction des avantages qui en sont retirés par celui-ci.

B.3. Par ses arrêts nos 105/2009, 117/2009 et 159/2009, la Cour a jugé :

« [La Cour de cassation] qualifie l'obligation solidaire en matière fiscale de sanction civile qui s'applique ' de plein droit ' (Cass., 20 juin 1995, Pas., 1995, I, n° 312) ou ' de mesure réparatrice qui s'applique de plein droit ' (Cass., 21 octobre 2008, P.08.0535.N) et qui est similaire ' à l'obligation solidaire de restitution à l'égard de tous les individus condamnés pour une même infraction visés à l'article 50 du Code pénal ' (Cass. 15 octobre 2002, Pas., 2002, n° 540; 21 octobre 2008, P.08.0535.N), article qui dispose :

' Tous les individus condamnés pour une même infraction sont tenus solidairement des restitutions et des dommages-intérêts.

Ils sont tenus solidairement des frais, lorsqu'ils ont été condamnés par le même jugement ou arrêt.

Néanmoins, le juge peut exempter tous ou quelques-uns des condamnés de la solidarité, en indiquant les motifs de cette dispense, et en déterminant la proportion des frais à supporter individuellement par chacun d'eux.

Les individus condamnés par des jugements ou arrêts distincts ne sont tenus solidairement des frais qu'à raison des actes de poursuite qui leur ont été communs '.

La Cour de cassation a jugé que la solidarité s'applique de plein droit et ne doit pas être prononcée par le juge répressif (Cass., 15 octobre 2002, Pas., 2002, n° 540). Toujours selon la Cour de cassation, la solidarité constitue une conséquence civile que la loi elle-même attache à la condamnation pénale et elle existe même si le juge répressif ne constate pas expressément que le condamné était solidairement tenu au paiement de l'impôt éludé (Cass., 11 octobre 1996, Pas., 1996, I, n° 375).

Par conséquent, l'administration peut non seulement agir contre le redevable, mais elle peut également décerner une contrainte à l'encontre de tous ceux qui ont été condamnés en tant que coauteurs ou complices ».

B.4. Par les mêmes arrêts, la Cour a jugé que les litiges qui découleraient de la fixation du montant de l'impôt éludé, du recouvrement de cet impôt ou du droit de recours du coauteur ou du complice condamné à la solidarité contre les autres condamnés doivent faire l'objet d'un contrôle de pleine juridiction.

En ce qui concerne l'article 73sexies, alinéa 1er, du Code de la TVA, la Cour a jugé ce qui suit par son arrêt n° 117/2009 :

« B.7.5. En matière de taxe sur la valeur ajoutée, et contrairement à ce qui est le cas pour les impôts sur les revenus, l'impôt est dû dès que les conditions fixées par la loi sont remplies. La condamnation implique dès lors la fixation du montant de l'impôt éludé. La personne tenue solidairement au paiement qui conteste le montant de l'impôt éludé peut, comme le redevable lui-même, mettre en oeuvre contre cette condamnation les voies de recours prévues par le Code d'instruction criminelle.

B.7.6. Le montant de la taxe sur la valeur ajoutée éludée étant établi par la condamnation pénale, l'administration peut, dès que cette condamnation est devenue définitive et à défaut du paiement de la taxe sur la valeur ajoutée, s'adresser soit au redevable, soit à la personne solidairement tenue au paiement.

B.7.7. Lorsque la personne solidairement tenue paie l'impôt éludé, elle peut, conformément aux règles du droit commun, s'adresser aux coauteurs ou aux complices afin de recouvrer leur part de l'impôt dû. Le juge peut se prononcer en pleine juridiction sur des contestations éventuelles qui apparaîtraient entre le coauteur ou le complice qui a payé l'impôt éludé et ses coauteurs ou complices contre lesquels il se retourne.

B.7.8. Il découle de ce qui précède qu'un juge peut statuer en pleine juridiction sur toutes les contestations qui découleraient de l'obligation solidaire ».

Par ses arrêts nos 105/2009 et 159/2009, la Cour s'est prononcée dans le même sens.

B.5. Par ses arrêts nos 105/2009, 117/2009 et 159/2009 précités, la Cour a répondu comme suit aux questions préjudicielles dans lesquelles la juridiction a quo ou le prévenu devant la juridiction a quo estimaient que l'obligation solidaire prévue par l'article 73sexies du Code de la TVA devait être considérée comme une sanction pénale au sens de l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme :

« B.5. En vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, l'obligation solidaire pourrait être considérée comme une sanction pénale visée à l'article 6.1 de la Convention européenne des droits de l'homme si elle a un caractère pénal selon la qualification en droit interne ou s'il ressort de la nature de l'infraction, à savoir sa portée générale et le caractère préventif et répressif de la sanction, qu'il s'agit d'une sanction pénale ou encore s'il ressort de la nature et de la sévérité de la sanction subie par l'intéressé qu'elle a un caractère punitif et donc dissuasif (CEDH (grande chambre), 23 novembre 2006, Jussila c. Finlande).

B.6.1. L'emplacement de l'article 73sexies, alinéa 1er, du Code de la TVA, à savoir dans la section 2 du chapitre XI, ayant pour intitulé ' Peines correctionnelles ', ne suffit pas pour qualifier la mesure, en droit interne, de sanction pénale. En effet, tout comme l'article 50 du Code pénal, cet article tend - en l'espèce, de plein droit - à attacher une conséquence civile de par sa nature à la condamnation ou à la déclaration de culpabilité du chef d'une infraction fiscale.

B.6.2. En ce qui concerne les deuxième et troisième critères mentionnés en B.5, il convient d'observer que, bien que la mesure litigieuse soit la conséquence des condamnations qui ont été prononcées en vertu des articles 73 à 73quater du Code de la TVA, elle tend principalement à garantir à l'Etat que les revenus qui lui ont échappé en raison de la fraude fiscale qui a été rendue possible par les infractions du chef desquelles les coauteurs et les complices ont été condamnés, reviennent finalement au Trésor public. L'obligation solidaire sert à compenser le dommage causé au Trésor par la faute à laquelle ont participé les coauteurs et les complices. Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l'homme a reconnu qu'une distinction doit être établie entre, d'une part, les majorations d'impôt qui, dans certains cas, peuvent être considérées comme une peine et, d'autre part, les dommages et intérêts à titre de compensation du préjudice subi par l'Etat (ibid., § 38).

B.6.3. Ainsi qu'il ressort de la disposition en cause, la solidarité à laquelle sont tenus les coauteurs ou les complices en vertu de cette disposition se limite ' à l'impôt éludé '. Elle ne s'applique pas aux majorations d'impôt, aux amendes administratives, aux intérêts et aux frais.

En outre, un coauteur ou un complice n'est solidairement tenu qu'au paiement des impôts qui ont été éludés grâce à l'infraction pour laquelle l'intéressé a été condamné, de sorte qu'il est possible qu'il ne s'agisse pas de la totalité, mais seulement d'une partie, de l'impôt éludé.

B.6.4. La solidarité prévue par la disposition en cause constitue en réalité une mesure civile, dont les effets juridiques sont régis par le Code civil. L'article 1202 de ce Code dispose à cet égard :

' La solidarité ne se présume point; il faut qu'elle soit expressément stipulée.

Cette règle ne cesse que dans les cas où la solidarité a lieu de plein droit, en vertu d'une disposition de la loi '.

B.6.5. Il résulte de ce qui précède que l'obligation solidaire prévue par la disposition en cause n'est pas une peine au sens de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme ».

B.6. La circonstance que le juge a quo se fonde, dans la présente affaire, sur « l'interprétation selon laquelle l'obligation solidaire [...] de payer l'impôt éludé est une mesure civile » ne change rien à ce que la Cour a jugé dans les arrêts précités. Du reste, l'auteur du mémoire justificatif n'indique pas en quoi le caractère pénal ou civil de la mesure en cause serait de nature à conduire à une autre décision.

B.7. Le contrôle au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme, ne conduit pas à une autre conclusion.

B.8. La question préjudicielle appelle une réponse négative.

Par ces motifs,

la Cour

dit pour droit :

Compte tenu de ce qui est exposé en B.4, l'article 73sexies, alinéa 1er, du Code de la taxe sur la valeur ajoutée ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et avec l'article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention.

Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l'article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 22 mai 2014.

Le greffier,

P.-Y. Dutilleux

Le président,

A. Alen