Cour de cassation: Arrêt du 27 septembre 2012 (Belgique). RG C.11.0322.F

Date :
27-09-2012
Langue :
Français Néerlandais
Taille :
6 pages
Section :
Jurisprudence
Source :
Justel F-20120927-2
Numéro de rôle :
C.11.0322.F

Résumé :

Il y a simulation lorsque les parties font un ou plusieurs actes apparents dont elles conviennent de modifier ou de détruire les effets par une autre convention demeurée secrète (1). (1) Voir les conclusions du M.P.

Arrêt :

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N° C.11.0322.F

1. A. M. et

2. J. B.,

3. A. B.,

4. G. B.,

demandeurs en cassation,

représentés par Maître Pierre Van Ommeslaghe, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 106, où il est fait élection de domicile,

contre

1. F. L.,

2. C. P.,

défendeurs en cassation,

représentés par Maître Caroline De Baets, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 149, où il est fait élection de domicile.

I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi en cassation est dirigé contre le jugement rendu le 15 novembre 2010 par le tribunal de première instance de Tournai, statuant en degré d'appel.

Le 3 septembre 2012, l'avocat général André Henkes a déposé des conclusions au greffe.

Le conseiller Sylviane Velu a fait rapport et l'avocat général André Henkes a été entendu en ses conclusions.

II. Le moyen de cassation

Les demandeurs présentent un moyen libellé dans les termes suivants :

Dispositions légales violées

- articles 1134, plus spécialement alinéa 1er, 1135, 1165, 1319 à 1322, plus spécialement 1321, 1582 et 1702 du Code civil ;

- articles 47, 48 et 51 de la loi sur les baux à ferme, insérée par la loi du 4 novembre 1969 et formant la section 3 du chapitre II du titre VIII du livre III du Code civil ;

- principe général du droit « Fraus omnia corrumpit ».

Décisions et motifs critiqués

Le jugement attaqué déclare l'appel non fondé et confirme le jugement dont appel en ce qu'il a reçu et déclaré fondées les demandes originaires des défendeurs basées sur l'article 51 de la loi sur les baux à ferme visé au moyen, et qu'en conséquence il a renvoyé l'ensemble des parties en cause devant le notaire C. J., de résidence à P., pour y passer les actes relatifs à l'action en subrogation dans les limites des parcelles suivantes :

- pour le premier défendeur, la parcelle sise au lieu dit « C. d. C. » à M., cadastrée section A n° 491L pour une contenance de 2 ha 34 a 27 ca ;

- pour le second défendeur, la parcelle sise au lieu dit « P. » à M., cadastrée section D n° 185D pour une contenance de 36 ares,

par les motifs que :

« Les (défendeurs) postulent la confirmation du jugement [dont appel] sous la précision que ‘les notaires seront, comme de droit, substitués par leurs successeurs' ; ils réitèrent leurs arguments invoqués dans leur citation originaire respective en ces termes :

‘Qu'ainsi, aux termes des deux actes notariés, les époux [demandeurs sub 1 et 2] devenaient propriétaires de toutes les parcelles, y compris les parcelles 527B, 391E, 185D et 393 occupées par le requérant et qui avaient fait l'objet d'une cession à titre onéreux sans que le preneur puisse exercer le droit de préemption dont il jouissait ;

Que, si aucun acte de vente n'a été réalisé, la succession dans un laps de temps très restreint des deux actes et le fait que les [demandeurs sub 1 et 2] soient devenus propriétaires le 15 avril 1989 des parcelles qu'ils avaient cédées à titre d'échange le 17 décembre 1988 établissent qu'en réalité, par le jeu du double acte notarié, une vente a été réalisée au mépris du droit de préemption du preneur, le requérant ;

Qu'aux termes de ces deux actes, il ne s'est opéré aucune transmission de droit réel que le transfert de la propriété des parcelles sises à M., cadastrées 527B, 391E, 185D, 393 et 491L des [demandeurs sub 3 et 4] aux [demandeurs sub 1 et 2] ;

Que, manifestement, le jeu du double acte notarié n'a été mis sur pied que pour faire fraude au droit du preneur, le requérant, relativement à la parcelle sise à M. et cadastrée section A n° 491L' ;

Ces arguments convainquent de l'existence d'une fraude, laquelle fraude établie constitue l'exception à ce que l'échange échappe nécessairement au droit de préemption ;

C'est le montage frauduleux et le but poursuivi (empêcher l'exercice du droit de préemption par les [défendeurs] afin que les [demandeurs sub 1 et 2], cultivateurs ayant un lien de parenté avec les [demandeurs sub 3 et 4], puissent devenir propriétaires des terres sises à M.) qu'il y a lieu de prendre en considération et non pas chaque acte notarié pris séparément qui a servi à créer une apparence de légalité ;

Le mobile invoqué concernant la vente des terres de B. par les [demandeurs sub 3 et 4] manque de fondement au regard de l'unique pièce produite consistant en une facture du 20 mars 1990 adressée à un sieur B. ;

Les [demandeurs] qui se raccrochent, à tort, à analyser chacun des actes authentiques ne réussissent pas à démanteler la fraude ;

Il y a lieu de confirmer le jugement dont appel sous la seule modification quant à l'identité du notaire désigné pour représenter les parties défaillantes, étant le notaire D., lequel succède au notaire C. ».

Griefs

Première branche

Par référence aux motifs figurant aux feuillets 3 et 4 du jugement du premier juge, qu'il fait siens, le tribunal décide que :

- par acte notarié reçu par maître F. D. le 17 décembre 1988 et transcrit dans les registres des hypothèques de Tournai le 11 janvier 1989, les deux derniers demandeurs ont échangé avec les deux premiers demandeurs un ensemble de terres agricoles situées à M. pour une contenance de 4 ha 10 a

47 ca contre un autre ensemble de terres agricoles situées à B. pour une contenance totale de 4 ha 2 a 64 ca, l'échange ayant eu lieu sans soulte ;

- par acte notarié reçu par le même notaire le 15 avril 1989, transcrit dans les registres des hypothèques de Tournai le 8 mai 1989, les deux derniers demandeurs ont vendu aux deux premiers demandeurs l'ensemble des terres situées à B. et objet de l'échange moyennant le prix d'un million deux cent mille francs.

Pour déclarer fondée la demande formée par les défendeurs basée sur l'article 51 de la loi sur le bail à ferme visée au moyen, les juges d'appel ont qualifié de vente, réalisée au mépris du droit de préemption prévu par les articles 47 et suivants de ladite loi, des terres prises à bail à ferme par les défendeurs le résultat des deux actes notariés successifs dont question ci-avant :

- en raison de la succession dans un laps de temps très restreint de ces deux actes,

- et en raison du fait que les deux premiers demandeurs étaient devenus propriétaires, le 15 avril 1989, des parcelles qu'ils avaient cédées à titre d'échange le 17 décembre 1988, le jeu du double acte notarié n'ayant été mis sur pied que pour faire fraude au droit du preneur.

Autrement dit, les juges d'appel ont retenu l'existence d'une simulation réalisée par les deux actes successifs litigieux, tous deux ostensibles, et ont conclu que ces deux actes dissimulaient la volonté des parties de réaliser la vente des terres concernées par le droit de préemption.

Or, la simulation implique l'existence de deux conventions simultanées, l'une ostensible et l'autre secrète, dénommée la contre-lettre, qui a pour effet, selon l'intention des parties, soit de détruire la convention ostensible, soit d'en modifier la nature ou certains effets.

Plus spécialement, il ne peut y avoir simulation lorsque les parties ont conclu, comme en l'espèce, deux conventions successives également ostensibles dont elles acceptent toutes les conséquences juridiques.

Par aucun motif, le jugement attaqué ne constate l'existence d'une convention secrète destinée à détruire ou à modifier la nature ou les effets de la convention apparente d'échange portant sur les terres concernées par le droit de préemption contre des terres appartenant aux deux premiers demandeurs. De même, il ne constate pas que les parties n'ont pas accepté toutes les conséquences des deux actes successifs passés entre elles.

Les seuls éléments retenus sont l'existence de deux conventions successives dans un court laps de temps et le fait du rachat par les deux premiers demandeurs des terres qu'ils avaient initialement échangées.

Par ces motifs, les juges d'appel n'ont pas légalement justifié leur décision de retenir l'existence d'une contre-lettre portant sur la vente des terres litigieuses soumises au droit de préemption des défendeurs.

Ils ont violé en conséquence les articles 1319 à 1322 du Code civil, plus spécialement l'article 1321 de ce code.

De plus, en refusant de donner effet au contrat d'échange convenu entre les demandeurs et en qualifiant cet échange de vente, soumise aux droits de préemption des défendeurs, les juges d'appel ont violé la force obligatoire du contrat d'échange et, partant, violé l'article 1134 du Code civil, en particulier l'alinéa 1er. Ils ont également violé l'article 1165 de ce code, qui suppose que soit reconnue à l'égard des tiers l'existence des conventions telles qu'elles ont été conclues entre les parties.

Ils ont violé par ailleurs les articles 1582 et 1702 du Code civil en qualifiant de vente un contrat qui ne répond pas à la définition de ce contrat donnée par l'article 1582 et en refusant de reconnaître l'existence d'un échange répondant à la définition de l'article 1702.

Ils ont violé en outre les articles 47 et 51 de la loi sur le bail à ferme en consacrant le droit pour les défendeurs d'exercer un droit de préemption qui ne leur est pas reconnu en cas d'échange mais uniquement en cas de vente.

Le jugement attaqué n'est en conséquence pas légalement motivé.

Seconde branche

En décidant que les actes authentiques litigieux avaient été réalisés en fraude des droits des défendeurs, le jugement attaqué retient l'existence d'une fraude aux droits des tiers, et plus spécialement une fraude au droit de préemption du preneur à bail à ferme, tel qu'il est organisé par les articles 47 et suivants de la loi sur le bail à ferme visée au moyen.

La sanction d'une fraude aux droits des tiers consiste dans l'inopposabilité à ces tiers des actes qualifiés de frauduleux.

En l'espèce, les juges d'appel ne se sont pas limités à déclarer les actes successifs inopposables aux défendeurs ou nuls mais ont procédé à une nouvelle qualification du premier acte, qu'ils ont qualifié de vente entre les demandeurs, alors qu'il s'agissait, suivant leurs constatations, d'un échange entre les deux premiers demandeurs et les deux derniers demandeurs.

Les juges d'appel n'ont pas justifié légalement leur décision sur la base du principe général du droit « Fraus omnia corrumpit », puisque cet adage permet certes au juge de déclarer un acte entaché de fraude inopposable aux victimes de la fraude, voire nul, mais ne lui permet pas de retenir l'existence d'un acte que les parties n'ont pas conclu et n'avaient pas l'intention de conclure.

Ils ont en conséquence violé ce principe.

En refusant par ailleurs sur cette base de donner effet au contrat d'échange convenu entre les demandeurs et en qualifiant cet échange de vente, soumise aux droits de préemption des défendeurs, les juges d'appel ont violé la force obligatoire du contrat d'échange conclu par les demandeurs et partant violé l'article 1134 du Code civil, en particulier l'alinéa 1er. Ils ont également violé l'article 1165 de ce code, qui suppose que soit reconnue à l'égard des tiers l'existence de conventions telles qu'elles ont été conclues entre les parties.

Ils ont violé par ailleurs les articles 1582 et 1702 du Code civil en qualifiant de vente un contrat qui ne répond pas à la définition de ce contrat donnée par l'article 1582 et en refusant de reconnaître l'existence d'un échange répondant à la définition de l'article 1702.

Ils ont également violé les articles 47 et 51 de la loi sur le bail à ferme en retenant le droit pour les défendeurs d'exercer un droit de préemption qui ne leur est pas reconnu en cas d'échange mais uniquement en cas de vente.

Le jugement attaqué n'est en conséquence pas légalement motivé.

III. La décision de la Cour

Quant à la première branche :

Il y a simulation lorsque les parties font un ou plusieurs actes apparents dont elles conviennent de modifier ou de détruire les effets par une autre convention demeurée secrète.

Le jugement attaqué constate, en faisant siens les motifs du premier juge, que :

- le litige « s'inscrit dans le cadre des dispositions relatives au bail à ferme et, plus particulièrement, au droit de préemption qui y est consacré » ;

- par un acte notarié du 17 décembre 1988, les demandeurs sub 3 et 4 ont échangé avec les demandeurs sub 1 et 2, exploitants agricoles, un ensemble de terres agricoles situées à M., d'une contenance de 4 ha 10 a 47 ca, contre un autre ensemble de terres agricoles situées à B., d'une contenance de 4 ha 2 a 64 ca, l'échange ayant eu lieu sans soulte ;

- « si les terres de M. étaient occupées par différents exploitants preneurs, [dont les défendeurs], au bénéfice locatif des [demandeurs sub 3 et 4], celles de B. l'étaient [...] par les exploitants [demandeurs sub 1 et 2] » ; cette situation est demeurée inchangée après l'échange ;

- par un acte notarié du 15 avril 1989, les demandeurs sub 3 et 4 ont vendu aux demandeurs sub 1 et 2 l'ensemble des terres situées à B. pour le prix de 1.200.000 francs ;

- si les demandeurs sub 1 et 2 sont exploitants agricoles à M., les demandeurs sub 3 et 4 « sont totalement étrangers à ces activités ».

Le jugement attaqué admet que, comme les défendeurs le soutenaient, « si aucun acte de vente n'a été réalisé, la succession dans un temps très restreint des deux actes et le fait que [les demandeurs sub 1 et 2] soient devenus propriétaires le 15 avril 1989 des parcelles qu'ils avaient cédées à titre d'échange le 17 décembre 1988 établissent qu'en réalité, par le jeu du double acte notarié, une vente a été réalisée au mépris du droit de préemption » des défendeurs.

Le jugement considère que « c'est le montage frauduleux et le but poursuivi (empêcher l'exercice du droit de préemption par les [défendeurs] afin que les [demandeurs sub 1 et 2], cultivateurs ayant un lien de parenté avec les [demandeurs sub 3 et 4], puissent devenir propriétaires des terres sises à M.) qu'il y a lieu de prendre en considération et non pas chaque acte notarié pris séparément qui a servi à créer une apparence de légalité [et que] le mobile invoqué concernant la vente des terres de B. » par les demandeurs sub 1 et 2 n'est pas établi.

Le jugement constate ainsi que les actes ostensibles d'échange et de vente passés devant notaire étaient des actes apparents destinés à dissimuler frauduleusement une convention réelle de vente des terres de M. des demandeurs sub 3 et 4 aux demandeurs sub 1 et 2.

Pour le surplus, les juges d'appel n'étaient pas tenus de constater que les parties n'avaient pas accepté toutes les conséquences des actes notariés d'échange et de vente dès lors qu'aucun moyen déduit de ce qu'elles avaient accepté ces conséquences ne leur avait été soumis.

En décidant sur la base des énonciations précitées que le droit de préemption des défendeurs a été méconnu, le jugement attaqué ne viole aucune des dispositions légales visées au moyen, en cette branche.

Le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.

Quant à la seconde branche :

Le jugement attaqué n'est pas fondé sur le principe général du droit Fraus omnia corrumpit.

Le moyen, en cette branche, manque en fait.

Par ces motifs,

La Cour

Rejette le pourvoi ;

Condamne les demandeurs aux dépens.

Les dépens taxés à la somme de sept cent nonante-deux euros quarante-six centimes envers les parties demanderesses et à la somme de deux cent nonante-quatre euros vingt-trois centimes envers les parties défenderesses.

Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président Christian Storck, les conseillers Didier Batselé, Sylviane Velu, Alain Simon et Gustave Steffens, et prononcé en audience publique du vingt-sept septembre deux mille douze par le président Christian Storck, en présence de l'avocat général André Henkes, avec l'assistance du greffier Patricia De Wadripont.

P. De Wadripont G. Steffens A. Simon

S. Velu D. Batselé Chr. Storck