Cour du Travail: Arrêt du 29 juin 2012 (Bruxelles). RG 2011/AB/63

Datum :
29-06-2012
Taal :
Frans
Grootte :
5 pagina's
Sectie :
Rechtspraak
Bron :
Justel F-20120629-10
Rolnummer :
2011/AB/63

Samenvatting :

Des rapports unilatéraux établis par des enquêteurs privés peuvent éventuellement constituer des présomptions dont le juge apprécie la valeur probante avec rigueur, voire avec circonspection. Des rapports non signés, sans mention du nom de l'enquêteur et de son employeur, peu précis et comportant des ratures ou pour partie illisibles ne présentent pas une fiabilité suffisante pour faire office de preuve.

Arrest :

Voeg het document toe aan een map () om te beginnen met annoteren.

Rep.N°.

COUR DU TRAVAIL DE

BRUXELLES

ARRET

AUDIENCE PUBLIQUE EXTRAORDINAIRE DU 29 JUIN 2012

4ème Chambre

DROIT DU TRAVAIL - contrats de travail-employé

Arrêt contradictoire

Définitif

En cause de:

Madame V., domiciliée à xxx ;

Appelante,

représentée par Maître Safia Titi loco Maître Michel Leclercq, avocat à Bruxelles,

Contre :

La S.A. GROUPE DELHAIZE, dont le siège social est établi à 1080 Bruxelles, Rue Osseghem, 53 ;

Intimée,

représentée par Maître Sébastien Roger loco Maître Jean-Philippe Cordier, avocat à Bruxelles,

 

La Cour du travail, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant:

I. LES JUGEMENTS DU TRIBUNAL DU TRAVAIL

Madame V. a demandé au Tribunal du travail de Bruxelles de condamner la SA Groupe Delhaize à lui payer :

- 43.709,10 euros à titre d'indemnité compensatoire de préavis,

- 995,63 euros de prime de fin d'année 2007 au pro rata de ses prestations,

- 152,72 euros de pécule de vacances sur cette prime,

à majorer des intérêts et des dépens.

Par un jugement du 25 janvier 2010, le Tribunal du travail de Bruxelles a :

- dit la demande non fondée en tant qu'elle porte sur la prime de fin d'année de 2007 et sur le pécule de vacances y afférent,

- réservé à statuer sur la demande d'indemnité compensatoire de préavis et ordonné la réouverture des débats afin de permettre aux parties de compléter l'instruction du dossier.

Ce jugement n'a pas été frappé d'appel. La prime de fin d'année 2007 et le pécule de vacances y afférent ne font donc plus l'objet d'une contestation en justice.

Par un second jugement, prononcé le 13 décembre 2010, le Tribunal du travail de Bruxelles a dit la demande non fondée en tant qu'elle porte sur une indemnité de rupture et a condamné Madame V. à payer à la SA Groupe Delhaize 25.000 euros à titre d'indemnité de procédure. Ce jugement est frappé d'appel.

II. LA PROCÉDURE DEVANT LA COUR DU TRAVAIL

Madame V. a fait appel du jugement du 13 décembre 2010 le 21 janvier 2011.

L'appel a été introduit dans les formes et les délais légaux. Dès lors, il est recevable. En effet, le dossier ne révèle pas que le jugement aurait été signifié ; le délai d'appel n'a donc pas pris cours.

Les dates pour conclure ont été fixées par une ordonnance du 6 avril 2011, prise d'office.

La SA Groupe Delhaize a déposé ses conclusions le 17 novembre 2011 et le 20 mars 2012, ainsi qu'un dossier de pièces.

Madame V. a déposé ses conclusions le 19 janvier 2012, ainsi qu'un dossier de pièces.

Les parties ont plaidé lors de l'audience publique du 24 avril 2012 et la cause a été prise en délibéré immédiatement.

Il a été fait application de l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 concernant l'emploi des langues en matière judiciaire.

III. L'APPEL ET LES DEMANDES SOUMISES À LA COUR DU TRAVAIL

Madame V. demande à la Cour du travail de réformer le jugement du Tribunal du travail du 13 décembre 2010 et de condamner la SA Groupe Delhaize à lui payer 43.709,10 euros brut à titre d'indemnité compensatoire de préavis correspondant à 25 mois de rémunération, à majorer des intérêts et des dépens des deux instances.

IV. LES FAITS

Madame V. a été engagée par la SA Groupe Delhaize à partir du 2 novembre 1981 dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée à temps partiel. Elle exerçait la fonction de caissière.

Le 3 septembre 2007, la SA Groupe Delhaize a licencié Madame V. sans indemnité ni préavis. Le motif grave invoqué à l'appui de cette décision est qualifié par Delhaize de vol domestique. Il s'agit des faits suivants :

« (...) nous avons demandé à la société Lodge (service React) de faire 4 contrôles spécifiques (les 21/08, 24/08, 30/08 et 31/08/07).

De ces différents contrôles de la société Lodge, il ressort que : à chaque, des irrégularités marquantes ont été constatées à votre caisse lorsque les 2 clients « mystery shoppers » se suivaient et plus précisément, à différentes occasions :

1. vous n'avez pas pointé les articles alors que vous acceptez de l'argent du client

2. vous notez sur un bout de papier les sommes reçues et encaissées

3. vous ne remettez pas de ticket aux clients

4. vous augmentez le « cash back » que le client vous demande sans remettre la somme demandée par le client à celui-ci (le mystery shopper vous demande 20 EUR en plus, vous lui remettez 20 EUR mais vous avez encodé 25 EUR dans le système Bancontact) ».

V. EXAMEN DE LA CONTESTATION

1. Le licenciement pour motif grave

Le licenciement de Madame V. pour motif grave n'est pas justifié car les faits ne sont pas prouvés.

Cette décision est motivée par les raisons suivantes :

Les règles de droit relatives au licenciement pour motif grave ont été clairement rappelées par le Tribunal dans son jugement du 25 janvier 2010 et ne font pas l'objet de contestation. La Cour se réfère au jugement sur ce point.

Le litige porte sur la preuve des faits et, à supposer qu'ils soient prouvés en tout ou en partie - ce que Madame V. conteste - sur leur gravité.

La SA Groupe Delhaize fait valoir que Madame V. aurait reconnu la réalité des faits reprochés lors de son audition le 3 septembre 2007 ainsi que dans sa lettre du 7 septembre 2007. Aucune pièce relative à l'audition du 3 septembre 2007 n'est produite, de sorte qu'il est impossible d'en connaître la teneur et de déterminer si Madame V. a, ou non, reconnu les faits à cette occasion. Dans son courrier du 7 septembre 2007, Madame V. ne reconnaît ni expressément ni implicitement la réalité des faits qui lui sont reprochés. Les justifications qu'elle avance dans ce courrier sont générales et susceptibles de se rapporter à n'importe quel incident du type de ceux qui lui sont reprochés. Les explications données ne supposent dès lors pas une reconnaissance de la réalité des faits sur lesquels le licenciement est fondé. La seule explication précise, qui concerne une opération de « cash back », est donnée à propos d'une cliente dont Madame V. a précisé expressément qu'elle n'était pas un « mystery shopper ». La lettre du 7 septembre 2007 ne contient donc aucune reconnaissance des faits.

La SA Groupe Delhaize entend également démontrer la réalité des faits reprochés à Madame V. au moyen de rapports établis par la société Lodge, accompagnés de tickets de caisse.

Comme le Tribunal l'a indiqué à juste titre, le recours à des enquêteurs mandatés unilatéralement par l'employeur, qui rédigent des rapports de manière non contradictoire, n'est pas totalement satisfaisant sur le plan probatoire car la fiabilité de ces rapports est sujette à caution. Ce mode de preuve n'est pas à écarter d'emblée par principe. De tels rapports peuvent éventuellement constituer des présomptions dont le juge apprécie la valeur probante avec rigueur, voire avec circonspection.

En l'occurrence, la SA Groupe Delhaize expose avoir mandaté la société Lodge, qui a dépêché deux enquêteurs afin de constater la manière dont Madame V. exécutait son travail.

Répondant à une question posée par le Tribunal, la SA Groupe Delhaize a indiqué que les enquêteurs n'avaient pas la qualité de détectives privés. La Cour s'interroge sur la validité de leurs actes et constats au regard de la loi du 19 juillet 1991 organisant la profession de détective privé. Au sens de cette loi, est considéré comme détective privé toute personne physique qui, dans un lien de subordination ou non, exerce habituellement, contre rémunération et pour le compte d'autrui, des activités consistant, notamment, à recueillir des informations relatives à la conduite de personnes et réunir des éléments de preuve ou constater des faits qui donnent ou peuvent donner lieu à des conflits entre personnes ou qui peuvent être utilisés pour mettre fin à ces conflits. La loi interdit l'exercice habituel de telles activités par une personne non agréée à cette fin par le Ministre de l'Intérieur. Etant donné que ni les enquêteurs qui sont intervenus en l'espèce, ni leur employeur ne sont à la cause et n'ont pu s'en expliquer, la Cour s'abstient de se prononcer sur la validité de leur intervention au regard de la loi du 19 juillet 1991.

Aucun des quatre rapports déposés par la SA Groupe Delhaize n'indique l'identité de l'enquêteur. Le nom et les coordonnées de leur employeur n'est même pas indiqué, seul figure un logo composé des lettres L et S. Aucun rapport n'est signé. Or, la mention de l'identité de l'enquêteur et sa signature doivent permettre, d'une part, d'authentifier le rapport et, d'autre part, de s'assurer que son auteur en assume la responsabilité. L'absence de telles mentions et l'absence de signature affaiblissent considérablement la valeur probante du rapport. Ce n'est pas sans raison que la loi du 19 juillet 1991 oblige le détective privé à conclure avec son client une convention écrite qui porte notamment mention des nom, prénom et domicile du détective privé qui exécute la mission pour le compte d'un employeur (article 10).

Le nom de la caissière contrôlée n'est, quant à lui, pas indiqué sur les deux rapports datés du 30 août 2007 ni sur le premier rapport daté du 31 août 2007. Le rapport daté du 21 août 2007 indique que l'employée contrôlée est « Véronique D. » et le deuxième rapport du 31 août 2007 indique « Nicole V. ». En définitive, seuls les deux rapports datés du 24 juillet identifient Madame V. par son prénom et l'initiale de son patronyme : « V. ». Malgré les explications fournies par la SA Groupe Delhaize, selon lesquelles il serait possible d'identifier la caissière par le numéro de caisse figurant sur les tickets, il se dégage de l'ensemble des rapports un manque de rigueur et de précision au sujet de l'identité de la personne contrôlée, qui n'inspire pas confiance.

De surcroît, les rapports produits sont pour partie illisibles en raison soit de l'écriture manuscrite et de la mauvaise qualité de la copie, soit du fait que les tickets de caisse agrafés au verso cachent une partie du document.

Le rapport daté du 21 août a manifestement subi des ratures.

Compte tenu de l'ensemble de ces observations, la Cour estime que les rapports produits par la SA Groupe Delhaize ne présentent pas une fiabilité suffisante pour faire office de preuve. Les tickets de caisse qui y sont annexés ne permettent pas de palier leurs nombreuses insuffisances et ne leur confèrent pas une crédibilité plus grande.

Dès lors, la SA Groupe Delhaize n'établit pas la réalité des faits sur lesquels le licenciement de Madame V. est fondé. Le licenciement pour motif grave n'est pas justifié.

2. L'indemnité compensatoire de préavis

La SA Groupe Delhaize doit payer à Madame V. une indemnité compensatoire de préavis de 43.709, 10 euros brut.

Cette décision est motivée par les raisons suivantes :

Conformément à l'article 39 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, la SA Groupe Delhaize doit payer à Madame V. une indemnité compensatoire de préavis correspondant à la rémunération en cours pour la durée du préavis, à déterminer par le juge.

Compte tenu de l'âge (44 ans et 5 mois), de l'ancienneté (25 années et 10 mois), de la fonction (caissière) et de la rémunération de Madame V. au moment du licenciement (32.915,65 euros brut par an, rémunération reconstituée à temps plein), la Cour fixe le préavis qui aurait dû lui être notifié à 25 mois.

La SA Groupe Delhaize ne conteste pas, à titre subsidiaire, le calcul de l'indemnité compensatoire de préavis correspondant à 25 mois de rémunération que Madame V. réclame.

La SA Groupe Delhaize est dès lors redevable d'une indemnité compensatoire de préavis de 43.709,10 euros brut.

PAR CES MOTIFS,

LA COUR DU TRAVAIL,

Statuant après avoir entendu les parties,

Déclare l'appel recevable et fondé ; réforme le jugement du Tribunal du travail de Bruxelles du 13 décembre 2010 ;

Statuant à nouveau, déclare la demande d'indemnité compensatoire de préavis fondée ; condamne la SA Groupe Delhaize à payer à Madame V. 43.709,10 euros brut à titre d'indemnité compensatoire de préavis, à majorer des intérêts calculés au taux légal à partir du 6 septembre 2007 ;

Condamne la SA Groupe Delhaize à payer à Madame V. les dépens des deux instances, liquidés à 5.250 euros (indemnités de procédure) jusqu'à présent.

Ainsi arrêté par :

F. BOUQUELLE, Conseillère,

A. DETROCH, Conseiller social au titre d'employeur,

R. PARDON, Conseiller social au titre d'employé,

Assistés de G. ORTOLANI, Greffier

G. ORTOLANI, R. PARDON,

A. DETROCH, F. BOUQUELLE,

et prononcé, en langue française à l'audience publique extraordinaire de la 4ème Chambre de la Cour du travail de Bruxelles, le 29 juin 2012, où étaient présents :

F. BOUQUELLE, Conseillère,

G. ORTOLANI, Greffier

G. ORTOLANI, F. BOUQUELLE