Cour d'appel: Arrêt du 31 mai 2010 (Bruxelles). RG RG : 2008/AR/2828
- Section :
- Jurisprudence
- Source :
- Justel F-20100531-6
- Numéro de rôle :
- RG : 2008/AR/2828
Résumé :
En résumé, ne faudrait-il pas tout simplement conclure à l'exclusion de toute astreinte, laquelle serait incompatible avec le fait que l'obligation de faire litigieuse (répondre à une demande de renseignements), si elle n'est exécutée, conduit déjà, par l'effet de la loi fiscale, à une taxation d'office, à un renversement de la charge de la preuve, à des amendes et à des intérêts de retard dont le point de départ est antérieur à l'époque de l'enrôlement de l'impôt ?
Arrêt :
COUR d'APPEL de BRUXELLES
Sixième chambre fiscale
N° de la cause : 2008/AR/2828
Audience publique du
EN CAUSE DE :
Madame Marie C., domiciliée à
appelante,
représentée par Maître Nathalie HOLLASKY, avocat, dont le cabinet est établi à 1060 Bruxelles, rue de Joncker 46,
CONTRE :
L'ETAT BELGE, SPF Finances, Administration de l'Inspection spéciale des impôts (ISI), en la personne de M/Mme le Directeur régional de l'ISI Bruxelles, dont les bureaux sont établis à 1030 Bruxelles, Norh Galaxy, Tour A, boulevard du Roi Albert II 33/49,
intimé,
représenté par Maître Marc LIBERT, avocat, dont le cabinet est établi à 1000 Bruxelles, avenue Emile De Mot 19.
***
La Cour, après délibéré, prononce en audience publique l'arrêt suivant :
Vu les pièces de la procédure et, notamment :
· le jugement prononcé contradictoirement le 15 octobre 2008 par le tribunal de première instance de Bruxelles, décision dont il n'est pas produit d'acte de signification ;
· la requête d'appel déposée au greffe de la cour le 7 novembre 2008 ;
· les conclusions déposées pour Marie C. au greffe de la cour le 15 mai 2009 ;
· les conclusions additionnelles et de synthèse déposées pour l'Etat belge au greffe de la cour le 10 août 2009.
****
1.
Par demande de renseignements du 15 mars 2007, la direction régionale de l'ISI de Bruxelles a prié Marie C. de répondre à trois questions, libellées comme suit :
« Question 1
1.1. Avez-vous été bénéficiaire économique, à un moment quelconque de la période du 01/01/2004 à ce jour, directement ou indirectement (en ce compris ayant droit économique), d'avoirs mobiliers à l'étranger, de quelque nature que ce soit ? Dans l'affirmative, prière de m'en communiquer le détail exhaustif (coordonnées de l'établissement de banque, de change, de crédit ou d'épargne, numéro de compte, nature du compte, date d'ouverture et, le cas échéant, date de clôture, etc.). Pour chaque compte, veuillez également préciser votre qualité (titulaire, ayant droit économique, mandataire, etc.).
1.2. Conformément aux dispositions prévues à l'article 315 du [CIR 92], je vous prie de tenir à disposition de l'Administration l'ensemble des livres et documents y relatifs.
Question 2
A un moment quelconque de la période du 01/01/2004 à ce jour, avez-vous été propriétaires, directement ou indirectement (en ce compris ayant droit économique), de biens immobiliers à l'étranger ? Dans l'affirmative, prière de m'en communiquer le détail.
Question 3
Pour chacune des périodes imposables 2004 à 2006, veuillez me communiquer le détail exhaustif des revenus mobiliers d'origine étrangère et, le cas échéant, des autres revenus sans précompte mobilier que vous avez recueillis (intérêts, dividendes, etc.) » (souligné dans le texte).
2.
La demande de renseignements en cause, qui visait les exercices d'imposition 2005 à 2007 (revenus de 2004 à 2006), se fondait sur l'article 316 du CIR 92 (outre une référence ponctuelle à l'article 315 dans le corps même de la question n° 1, reproduite ci-dessus, pour la communication de pièces), aux termes duquel une personne passible de l'impôt des personnes physiques « a l'obligation, lorsqu'elle en est requise par l'administration, de lui fournir, par écrit, dans le mois de la date d'envoi de la demande, ce délai pouvant être prolongé pour de justes motifs, tous renseignements qui lui sont réclamés aux fins de vérifier sa situation fiscale ».
Dans cette demande, Marie C. avait par ailleurs été avertie qu'au cas où elle négligerait de fournir les renseignements demandés dans le délai fixé, elle pourrait faire l'objet d'une taxation d'office sur pied de l'article 351 du CIR 92, que le fardeau de la preuve serait en ce cas, conformément à l'article 352 du même Code, mis à sa charge quant au montant exact de ses revenus imposables et aux autres éléments à envisager dans son chef et qu'elle serait enfin passible, en vertu des articles 445 et 449 du même Code, d'amendes administratives et de sanctions pénales pour infraction à l'article 316 du même Code.
3.
Marie C. a refusé de fournir les renseignements demandés en invoquant notamment le droit au silence et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination, qui découleraient du fait que la demande de renseignements serait «sous-tendue par un dossier pénal et notamment une inculpation à sa charge » du chef de blanchiment d'argent.
4.
Par exploit du 6 septembre 2007, l'Etat belge a fait citer Marie C. à comparaître devant le tribunal de première instance
de Bruxelles (ci-après « le premier juge ») pour l'entendre « condamner à répondre, dans les 48 heures de la signification du jugement à intervenir, à la demande de renseignements qui lui a été adressée le 15 mars 2007 [dont le libellé a été reproduit in extenso dans la citation] » ; pour l'entendre condamner « au payement d'une astreinte de 1000 euro par jour de retard dans la production des renseignements et pièces susmentionnés, l'astreinte courant à dater du 3ème jour calendrier suivant la signification du jugement » et, enfin, pour entendre « déclarer le jugement à intervenir exécutoire par provision, nonobstant tous recours et sans caution et nonobstant toute offre de consignation avec affectation spéciale ».
Devant le premier juge, l'Etat belge a invoqué à l'appui de sa demande de condamnation judiciaire, assortie d'une astreinte, deux motifs qui se combinent :
Ø l'obligation énoncée par l'article 316 du CIR 92 est une obligation légale qui doit être exécutée sans que le contribuable ait le choix de fournir ou non tout ou partie des renseignements demandés ;
Ø l'Etat belge « ne dispos[erait] d'aucun moyen pour contraindre le contribuable récalcitrant à exécuter ses obligations légales », de sorte qu'il n'aurait d'autre choix que de recourir au juge « pour sauvegarder ses droits ».
5.
Constatant l'existence d'un intérêt à agir dans le chef de l'Etat belge (celui de disposer d'éléments de fait qui lui éviteraient le risque d'une annulation de la procédure de taxation d'office pour cause d'arbitraire), le premier juge a reçu sa demande originaire et, écartant les objections de Marie C. déduites du droit au silence et du principe de la spécialité (formulée par la Suisse en ce qui concerne l'article 2 de la Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale, du 20 avril 1959, quant à l'usage des renseignements fournis), l'a déclarée fondée.
Le premier juge a en conséquence condamné Marie C. à « donner réponse (et le cas échéant communication des pièces y afférentes) aux questions formulées dans la demande de renseignement adressée par [l'Etat belge], telles que précisément reproduites dans le présent jugement », avec une astreinte de 1.000,00 euros par jour calendrier de retard à défaut d'exécution du jugement dans les dix jours ouvrables de sa signification. Il a dit
le jugement exécutoire par provision, nonobstant recours, et condamné Marie C. aux dépens, qu'il a liquidés.
6.
Dès le 7 novembre 2008, Marie C. a relevé appel du jugement entrepris, en faisant grief au premier juge d'avoir reçu la demande originaire de l'Etat belge - en dépit de l'excès de pouvoir commis par l'Etat en formulant pareille demande et de l'absence d'intérêt à agir qui en serait le corollaire - et de l'avoir déclarée fondée - en dépit du droit au silence et de la réserve de la spécialité opposés à cette demande.
7.
Il ressort de l'instruction d'audience (voir le procès-verbal de l'audience publique du 10 mai 2010) qu'entre-temps, Marie C. a obtempéré à l'ordre de communiquer les renseignements et pièces sollicités, que sur la base de ceux-ci, le fonctionnaire taxateur a procédé, en décembre 2009, à une imposition d'office à sa charge (en raison d'un défaut de réponse dans le délai légal à la demande de renseignements du 15 mars 2007), avec un accroissement de
50 %, pour les exercices d'imposition 2005 à 2007 et qu'enfin, en février 2010, Marie C. a introduit des réclamations contre les trois cotisations supplémentaires concernées devant le directeur régional compétent, réclamations qui sont encore pendantes à ce jour.
8.
La cour constate qu'à aucun moment, les parties n'ont débattu devant le premier juge de l'étendue ou du contenu de la demande de renseignements au regard de la finalité annoncée : vérifier la situation fiscale de Marie C..
Le premier juge a exclusivement décidé de rendre exécutoire la demande de renseignements telle que celle-ci avait été adressée par l'ISI à Marie C. au stade administratif de l'établissement de l'impôt, en l'assortissant d'une astreinte.
Le débat se présente de la même manière en degré d'appel. La cour relève toutefois qu'à ce stade, du fait de la production des informations et pièces sollicitées par l'Etat (supra, n° 7), la cause paraît être devenue sans objet si ce n'est son incidence sur la question des dépens.
9.
Dans cette perspective, la cour s'interroge, au premier chef, sur le pouvoir de juridiction qu'avait le premier juge d'assortir d'une astreinte, laissée à sa discrétion, une demande de renseignements émanant des autorités fiscales, lesquelles jouissent, en vertu des lois d'impôts, au stade de l'établissement de l'impôt, de prérogatives exorbitantes du droit commun, notamment dans le cadre de leurs pouvoirs d'investigation.
Certes, aux termes de l'article 1385bis, alinéa 1er, du Code judiciaire, issu d'une loi du 31 janvier 1980, « le juge peut, à la demande d'une partie, condamner l'autre partie, pour le cas où il ne serait pas satisfait à la condamnation principale, au paiement d'une somme d'argent, dénommée astreinte, le tout sans préjudice des dommages-intérêts, s'il y a lieu ».
Toutefois, l'astreinte à prononcer était-elle réellement l'accessoire d'une condamnation principale ? La demande formée par l'Etat belge devant le premier juge n'avait-elle pas plutôt pour objet principal de faire condamner Marie C. au paiement d'une astreinte, dès lors qu'à défaut d'astreinte, l'exécution en nature de l'obligation de procurer des renseignements, fût-elle coulée dans un titre exécutoire, n'aurait pas été mieux assurée que par l'effet des dispositions en vigueur de la loi fiscale ?
En d'autres mots, la demande originaire de l'Etat belge ne se résumait-elle pas à solliciter du pouvoir judiciaire d'ajouter à l'arsenal des mesures déjà légalement prévues en cas d'infraction à l'article 316 du CIR 92 (voir celles énumérées supra, n° 2, outre la menace d'intérêts de retard courant de plein droit à partir du
1er juillet de la deuxième année de l'exercice d'imposition, en vertu de l'article 415 du CIR 92), une sanction pécuniaire d'un autre type, sans loi d'impôt, à charge d'un contribuable que l'auteur de l'acte administratif incriminé (la demande de renseignements) cherchait à soumettre à l'impôt ?
Est-ce envisageable eu égard au principe constitutionnel de la légalité de l'impôt et à l'article 2 du Code judiciaire, qui prévoit que les règles énoncées dans ce Code s'appliquent à toutes les procédures, « sauf lorsque celles-ci sont régies par des dispositions légales non expressément abrogées ou par des principes de droit dont l'application n'est pas compatible avec celle des dispositions dudit Code » ?
Pourvu qu'il respecte le principe dispositif, le juge ne devrait-il pas, pour éviter que la condamnation principale à prononcer soit factice et veiller ainsi à ce que les conditions légales pour ordonner une astreinte soient effectivement remplies, faire tout d'abord un contrôle marginal de la pertinence des renseignements demandés au regard du but poursuivi (vérifier la situation fiscale de Marie C.) et, seulement ensuite, décider de décerner un titre exécutoire pour tout ou partie desdits renseignements, avec une astreinte ? Mais, en ce cas, n'en arriverait-il pas à faire œuvre de taxateur, ce qui démontrerait par l'absurde l'incompétence du pouvoir judiciaire en la matière ? Quoi qu'il en soit, en l'espèce, sauf erreur de la cour, le premier juge n'a pas été saisi par les parties, du débat sur l'étendue de la demande de renseignements et sur la pertinence des renseignements demandés.
Toujours dans le même esprit, la question se pose de savoir comment le juge qui a ordonné l'astreinte pourrait être en mesure, ainsi que l'article 1385quinquies du Code judiciaire l'y invite pourtant, de prononcer la suppression de l'astreinte, d'en suspendre le cours durant le délai qu'il indique ou de la réduire, à la demande du contribuable. A-t-il un moyen, dans un cas de figure comparable à la présente espèce, de s'assurer de l'impossibilité que le contribuable concerné aurait, le cas échéant, de satisfaire en tout ou en partie à la condamnation principale, sauf à s'immiscer dans l'œuvre de taxation et à exercer les prérogatives propres aux autorités fiscales ?
Ces interrogations apparaissent d'autant plus cruciales en la présente cause que les questions posées par l'ISI à Marie C. dans la demande de renseignements litigieuse sont à ce point vastes qu'elles pourraient laisser place, même en cas de réponse de l'intéressée, à un débat sur d'éventuels avoirs et revenus qui resteraient non révélés.
En résumé, ne faudrait-il pas tout simplement conclure à l'exclusion de toute astreinte, laquelle serait incompatible avec le fait que l'obligation de faire litigieuse (répondre à une demande de renseignements), si elle n'est exécutée, conduit déjà, par l'effet de la loi fiscale, à une taxation d'office, à un renversement de la charge de la preuve, à des amendes et à des intérêts de retard dont le point de départ est antérieur à l'époque de l'enrôlement de l'impôt ?
10.
S'il fallait considérer, à la lumière de ce qui précède, que le premier juge était sans juridiction pour condamner Marie C. au paiement d'une astreinte, qu'en serait-il alors de la demande concomitante de l'Etat belge tendant à entendre dire pour droit, en réponse aux objections émises au stade administratif par Marie C., que le droit au silence et la réserve de spécialité ne faisaient pas obstacle à la demande de renseignements dans le cas de l'espèce ?
Dans cette mesure, cette demande n'était-elle pas de nature déclaratoire ?
Or, selon l'article 18, alinéa 2, du Code judiciaire, une action peut exclusivement être admise, lorsqu'elle est intentée à titre déclaratoire, « en vue de prévenir la violation d'un droit gravement menacé ».
L'Etat belge justifiait-il, devant le premier juge, d'une menace grave et sérieuse, au sens de l'article 18 précité, de nature à justifier la recevabilité de sa demande de nature déclaratoire ? Sans doute, au jour de la citation introductive d'instance, l'Etat belge pouvait-il espérer que les questions relatives au droit au silence et à la réserve de spécialité soient tranchées au plus vite, mais cela était-il suffisant sous l'angle de la recevabilité alors qu'il est interdit au juge de statuer par voie de disposition générale et réglementaire sur des questions de droit dont la solution n'aura tout au plus une incidence - dans l'hypothèse envisagée (celle où le premier juge serait sans juridiction pour la demande d'astreinte) - que dans le cadre d'un litige futur, relatif à la régularité et au bien-fondé de cotisations à enrôler ?
11.
Dans le cadre de la réouverture des débats qui s'impose en raison des questions soulevées d'office par la cour (supra, n° 9 et 10), les parties sont invitées à faire valoir leur point de vue respectif à leur propos, conclusions complémentaires à l'appui, et la partie la plus diligente, à produire les pièces qui retracent les étapes ayant mené aux taxations d'office de décembre 2009 et à leur contestation (supra, n° 7).
PAR CES MOTIFS,
LA COUR, statuant contradictoirement,
Vu l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire;
Reçoit l'appel ;
Avant dire droit pour le surplus, ordonne la réouverture
des débats aux fins précisées dans le corps du présent arrêt (points 9
à 11) ;
Invite l'Etat belge à déposer au greffe et à communiquer à la partie adverse ses observations écrites et ses pièces ayant trait à l'objet de la réouverture des débats, pour le 19 juillet 2010;
Invite Marie C. à faire de même pour le 30 août 2010;
Autorise d'éventuelles répliques pour l'Etat belge, à déposer au greffe et à communiquer à la partie adverse, pour le 15 septembre 2010 ;
Précise qu'à défaut de respecter les délais prescrits, les observations écrites et/ou pièces seront écartés d'office des débats, sauf accord des parties en sens contraire ;
Fixe date pour la réouverture des débats à l'audience publique du 4 octobre 2010 à 10h30'pour 40 minutes, devant la présente chambre de la cour ;
Réserve les dépens.
Ainsi jugé et prononcé en audience publique de la sixième chambre fiscale de la cour d'appel de Bruxelles, le
où étaient présents et siégeaient :
- S. Geubel conseiller unique,
- C. De Nollin, greffier,
C. De Nollin S. Geubel.