Cour du Travail: Arrêt du 27 mai 2010 (Bruxelles). RG 2007/AB/50384

Date :
27-05-2010
Langue :
Français
Taille :
5 pages
Section :
Jurisprudence
Source :
Justel F-20100527-1
Numéro de rôle :
2007/AB/50384

Résumé :

L'effet d'un second mariage ne peut pas être imposé à une première épouse lorsque cet effet l'affecte directement et heurte l'interdiction de polygamie auquel le premier mariage était soumis. Dans les circonstances de la cause, l'application de l'article 24, §2, de la Convention belgomarocaine, qui requiert de reconnaître en Belgique l'existence du mariage polygamique de l'assuré visé par cette disposition, doit être écarté: l'application de cette disposition affecterait directement les droits acquis en Belgique par la première épouse belge de l'assuré, dont le premier mariage a été valablement contracté en Belgique, ce mariage étant de nature monogamique selon la loi belge, et les époux ayant maintenu, jusqu'au décès de l'assuré, leur vie commune en Belgique sans que ce premier mariage soit dissous.

Arrêt :

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Rep.N°

COUR DU TRAVAIL DE BRUXELLES

ARRET

AUDIENCE PUBLIQUE DU 27 MAI 2010

8e Chambre

Pensions salariés

Not. Art. 580, 2e du C.J.

Contradictoire

Définitif

En cause de:

OFFICE NATIONAL DES PENSIONS, dont les bureaux sont établis à 1060 BRUXELLES, Tour du Midi ;

Appelant, représenté par Me Willemet M., avocat à Bruxelles.

Contre:

B. K., domiciliée au MAROC, à [xxx]

Intimée, représentée par Me El Karouni, avocat à Bruxelles.

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La Cour, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :

Vu la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire,

Vu produites en forme régulière les pièces de la procédure légalement requises :

Le dossier de procédure contient notamment :

La requête d'appel reçue au greffe de la Cour du travail le 8 novembre 2007,

La copie conforme du jugement contradictoire du 4 octobre 2007, notifié le 11 octobre 2007,

Les conclusions des parties,

Le dossier administratif de l'ONP,

Les parties ont comparu et ont plaidé à l'audience publique du 25 février 2010. Monsieur M. PALUMBO, Avocat général, a prononcé un avis oral auquel l'intimée a répliqué l'appelant renonçant à son droit.

I.Jugement entrepris

Le Tribunal du travail était saisi d'un recours introduit par Madame K. B. contre une décision administrative de l'ONP, notifiée le 26 avril 2006 ; cette décision déclare irrecevable le demande de Madame K. B. de lui attribuer une pension de survie suite au décès de Monsieur M. G..

Par le jugement dont appel, du 4 octobre 2007, le Tribunal du travail de Bruxelles (11e ch), statuant par défaut à l'égard de la requérante :

Déclare le recours fondé,

Annule la décision attaquée,

Condamne l'ONP à payer à Madame K. B. la pension de survie à laquelle elle a droit,

Délaisse les dépens de l'instance à charge de la partie défenderesse.

II.Appel - demandes en appel

L'ONP (Office National des Pensions), partie appelante, fait grief au premier juge de ne pas avoir tenu compte de la spécificité du litige qui lui est soumis, à savoir un premier mariage en Belgique avec une personne de nationalité belge, suivi d'un second mariage au Maroc avec Madame K. B. alors que le mariage belge n'est pas dissous.

L'Office demande à la Cour de :

Déclarer l'appel recevable et fondé,

Mettre à néant le jugement dont appel,

Confirmer la décision administrative contestée.

III.Antécédents

Monsieur M. G., d'origine marocaine, a acquis des droits à la pension en Belgique entre 1964 et 1996. Il a épousé en Belgique, en 1972, Madame C. Bx., de nationalité belge. Ce mariage n'a pas été dissous. Il est décédé le 20 mai 2003, en Belgique, et était à ce moment domicilié à Anderlecht. Le fait que Monsieur M. G. se trouvait de son vivant en Belgique est confirmé dans l'acte d'hérédité produit par Madame K. B.. Suite au décès de son époux, l'ONP a attribué à Madame C. Bx. une pension de survie.

Madame K. B., de nationalité marocaine et vivant au Maroc, a introduit une demande de pension le 22 mars 2005, par l'intermédiaire de la Caisse nationale de pensions d'Agadir. A l'appui de sa demande, elle invoque avoir épousé Monsieur M. G., selon la loi marocaine et produit une copie d'un acte de mariage du Tribunal de première instance d'Agadir, acte consigné le 7 juillet 1987. L'intéressée produit également copie d'un acte d'hérédité, consigné le 17 juin 2003, à sa requête, qui atteste que Madame K. B. (ainsi que les frères et sœurs consanguins de Monsieur M. G. et aucune mention de Madame C. Bx.) sont les seuls héritiers. Elle soutient que ce (second) mariage a été contracté dans le respect de la première épouse, et que cette dernière a donné son accord devant le juge au Maroc. Elle produit une copie d'un acte de notoriété justifiant la polygamie, acte consigné le 10 mars 2005.

L'ONP a déclaré la demande de pension de survie irrecevable ; la décision reprend la motivation suivante (dossier administratif : pièce 1) :

« Considérant que vous n'êtes pas le conjoint survivant du travailleur décédé,

En effet, à partir du moment où G. M., ressortissant marocain, s'est marié en Belgique avec Bx. C., selon les formes de la loi belge, la reconnaissance en Belgique des effets d'un mariage suivant célébré au Maroc est contraire à l'ordre public international.

« L'option de monogamie faite au moment de la première célébration interdit au mari d'invoquer par la suite le statut polygamique » (F. Rigaux, Droit international privé, TI, p.361).

Le premier mariage en Belgique n'ayant pas été dissous, le mariage suivant au Maroc ne peut sortir d'effet en Belgique et ne peut servir de base à l'octroi d'une pension de survie. »

Saisi du recours de Madame K. B. contre cette décision, le Tribunal du travail considère que l'objet de la demande de Madame K. B. n'est pas de nature à porter atteinte à l'ordre public international belge. Sur avis conforme du Ministère public, il décide de réformer la décision de l'ONP.

IV.Examen de l'appel

1.

L'appel est recevable.

2.

La contestation à la base du jugement du 4 octobre 2007 a trait au refus de l'ONP d'attribuer une pension de survie à Madame K. B.. Madame K. B. réclame cette pension en tant qu'épouse marocaine d'un travailleur marocain polygame, Monsieur M. G., qui a acquis des droits en Belgique en tant que travailleur salarié.

Il n'est pas contesté que Monsieur M. G. était bigame et que le mariage contracté avec Madame K. B. est intervenu après le mariage contracté en Belgique avec Madame C. Bx., de nationalité belge.

3.

L'article 147 du Code civil belge interdit de contracter un second mariage avant la dissolution du mariage précédent. Le second mariage de Monsieur M. G., avec Madame K. B., n'aurait pas pu être contracté en Belgique.

A noter, quant aux faits, que la lecture attentive des actes produits par Madame K. B. ne permet pas de constater que la première épouse aurait donné son accord à ce second mariage. L'acte de notoriété établi en mars 2005 se réfère (sans attester d'un quelconque accord) à l'acte de mariage ; l'acte de mariage consigné le 7 juillet 1987 mentionne uniquement l'existence du premier mariage ainsi que le consentement de l'époux et de la future « donnée en mariage » (sic) mais il n'acte nullement le consentement de la première épouse à ce (second) mariage, ni d'ailleurs la manière dont la première épouse en aurait été informée.

4.

Les effets du mariage marocain que réclame Madame K. B. portent sur l'étendue de ses droits à la pension au regard de l'article 24, §2, de la convention générale sur la sécurité sociale entre le Royaume de Belgique et le Royaume du Maroc. Selon cette disposition, « la pension de veuve est éventuellement répartie, également et définitivement, entre les bénéficiaires, dans les conditions prévues par le statut personnel de l'assuré. »

La convention a été approuvée par la loi belge du 20 juillet 1970 (mon. 25 juin 1971).

Ceci a en particulier pour conséquence que, si le travailleur était marocain, de sexe masculin et qu'il avait contracté plusieurs mariages, conformément au droit marocain qui réglait son statut personnel, chacune de ses veuves peut prétendre à une partie de la pension (cf. Cour Const. 84/2005, arrêt du 4/5/2005, considérant B.4.2.).

De la sorte, et dans la mesure autorisée par la convention, la loi belge admet que soit donné un effet au statut polygamique de l'assuré social, lorsque ce statut est conforme à la loi marocaine, alors même que, en principe, ce statut polygamique heurte l'ordre public belge.

5.

Les droits que revendique Madame K. B. s'appuient sur les effets en Belgique d'un mariage qu'elle a contracté au Maroc, selon la loi marocaine qui admet la polygamie, avec Monsieur M. G., de nationalité marocaine.

L'article 147 du code civil n'implique pas de dénier tout effet à une situation de polygamie. Il a pour effet d'interdire l'acquisition en Belgique de droits en violation de cette disposition ; il ne fait pas obstacle à ce que puissent se produire en Belgique les effets d'un droit acquis sans fraude à l'étranger et en conformité avec la loi applicable en vertu du droit international privé belge 1.

Les effets de la prise en compte de la polygamie dans le cadre de la convention belgo-marocaine précitée, ne heurtent pas nécessairement les principes de l'ordre public international belge, en particulier lorsque les épouses sont toutes de nationalité marocaine et que les mariages successifs se sont déroulés au Maroc selon la loi marocaine.

Ceci constitue un effet de la théorie dite de l'ordre public atténué 2. Certains Etats, dont la Belgique, qui ne connaissent pas la polygamie, reconnaissent néanmoins sur leur territoire certains effets des unions polygamiques en tant qu'actes valablement établis à l'étranger. Cette théorie assure une certaine continuité dans le statut personnel au-delà des déplacements dans des territoires relevant d'ordres juridiques et de cultures différents. Tel était d'ailleurs l'objectif de la convention belgo-marocaine.

6.

Cependant, admettre les effets de la prise en compte de la polygamie dans le cadre de la convention belgo-marocaine lorsque le statut personnel de la première épouse n'autorise pas la polygamie, revient à impliquer passivement la première épouse dans une union polygamique que prohibe son statut personnel, et que prohibait son statut personnel au moment du (premier) mariage.

A la connaissance de la Cour, une telle situation n'a pas été envisagée par les auteurs de la convention en cause, ni par le législateur belge lors de l'approbation de celle-ci.

7.

Or, tel est le cas soumis à la Cour.

Au moment du second mariage, marocain, Monsieur M. G., vivant habituellement en Belgique, était déjà marié, selon la loi belge, avec Madame C. Bx., dont le statut personnel n'autorise pas la polygamie, et ce premier mariage n'était pas dissous. Monsieur M. G. et l'épouse belge ont maintenu une vie commune en Belgique sans que ce premier mariage soit dissous, jusqu'au décès de l'assuré social.

Faire droit à la demande de Madame K. B. revient à imposer directement à Madame C. Bx. les effets d'une convention belgo-marocaine dont l'application requiert, à son égard, la reconnaissance d'une situation de polygamie alors que cette situation est prohibée par le droit belge 3.

8.

La Convention belgo-marocaine précitée s'applique sous réserve de ce que ses effets ne troublent pas l'ordre public international belge, ce qu'il appartient au juge de contrôler dans le cas d'espèce (C. Const. Arrêt 84/2005 du 4 mai 2005, considérant B.5).

L'ordre public international belge s'oppose à la reconnaissance en Belgique des effets d'un mariage validement contracté à l'étranger lorsque l'un des conjoints était, au moment de ce mariage, déjà engagé dans les liens d'un mariage non encore dissous avec une personne dont la loi nationale n'admet pas la polygamie 4.

Dans les circonstances de la cause, l'application de l'article 24, §2, de la Convention belgo-marocaine qui requiert de reconnaître en Belgique l'existence du mariage polygamique de Monsieur M. G., l'assuré visé par cette disposition, doit être écarté : l'application de cette disposition affecterait directement les droits acquis en Belgique par la première épouse belge de l'assuré, dont le premier mariage a été valablement contracté en Belgique, ce mariage étant de nature monogamique selon la loi belge, et les époux ayant maintenu, jusqu'au décès de l'assuré, leur vie commune en Belgique sans que ce premier mariage soit dissous.

La Cour observe, au surplus, que le nouveau Code de la famille marocain, entré en vigueur le 5 février 2004, autorise l'épouse à exiger une clause de monogamie dans le contrat de mariage 5. Même si ce Code ne s'applique pas à la situation dont la Cour est saisie, et si la protection conférée par cette clause à la première épouse reste relative 6, la règle qu'il édicte conforte la Cour dans sa position. L'effet en Belgique d'un second mariage polygamique ne peut pas être imposé à une première épouse belge, lorsque cet effet l'affecte directement et heurte l'interdiction de polygamie auquel le premier mariage était soumis7.

9.

Les autres considérations de la partie intimée n'appelant pas de solution différente de celle adoptée par la Cour. En particulier, les attentes de la seconde épouse marocaine ne permettent pas d'aboutir à une autre solution. Ces attentes trouvent, en l'espèce, leur origine dans un mariage marocain dont les effets ne sont pas opposables à la première épouse. Par ailleurs, rien ne peut être déduit de la manière (habituelle) dont Monsieur G. a cotisé au régime.

10.

En conclusion, l'appel est fondé. Le jugement doit être réformé. Dans les circonstances propres au cas d'espèce, aucun effet ne peut être donné à la demande de Madame K. B. de lui allouer une pension de survie suite au décès de Monsieur G..

PAR CES MOTIFS,

LA COUR DU TRAVAIL,

Statuant contradictoirement,

Sur avis oral conforme du Ministère public,

Dit l'appel recevable et fondé,

Réforme le jugement, sauf en ce qu'il statue sur les dépens,

Statuant à nouveau dans cette mesure,

Dit le recours originaire de Madame K. B. non fondé,

Met les dépens d'appel de Madame K. B. à charge de l'ONP, en tant qu'institution de sécurité sociale (Code judiciaire, art. 1017, al.2), non liquidés à ce jour.

Délaisse à l'ONP ses propres dépens d'appel.

Ainsi arrêté par :

. A. SEVRAIN Conseiller

. Y. GAUTHY Conseiller social au titre d'employeur

. R. FRANCOIS Conseiller social au titre de travailleur employé

et assisté de B. CRASSET Greffier

B. CRASSET Y. GAUTHY R. FRANCOIS A. SEVRAIN

et prononcé à l'audience publique de la 8e chambre de la Cour du travail de Bruxelles, le vingt-sept mai deux mille dix, par :

A. SEVRAIN Conseiller

et assisté de B. CRASSET Greffier

B. CRASSET A. SEVRAIN