Cour du Travail: Arrêt du 27 mai 2010 (Bruxelles). RG 2009/AB/52261
- Section :
- Jurisprudence
- Source :
- Justel F-20100527-14
- Numéro de rôle :
- 2009/AB/52261
Résumé :
De manière fondamentale, tant en 1979 qu'aujourd'hui (cf. consacré par l'article 57, § 1 er du Code de droit international privé), le droit belge réprouve la répudiation en tant qu'institution. Il s'agit d'une institution qui autorise la dissolution du mariage par un acte unilatéral de l'époux, sans droit équivalent de l'épouse, et qui viole, en conséquence, le principe d'égalité de traitement. Dans le système juridique belge, et selon l'ordre public qui est le sien, il importe peu à cet égard que cette violation trouve éventuellement son origine dans des convictions religieuses. Ce principe doit toutefois être conjugué avec le constat que le statut personnel des époux est régi par leur loi nationale. Au-delà du refus de reconnaître en Belgique l'institution de la répudiation, conformément à l'ordre public interne belge, il incombe au juge de vérifier in concreto s'il y a lieu de tenir compte en Belgique d'un acte marocain de divorce pour déterminer les droits d'une épouse marocaine à une pension de survie d'un travailleur marocain. (NB acte de divorce datant de 1979)
Arrêt :
Rep.N°
COUR DU TRAVAIL DE BRUXELLES
ARRET
AUDIENCE PUBLIQUE DU 27 MAI 2010
8e Chambre
Pensions salariés
Not. Art. 580, 2e du C.J.
Contradictoire
Définitif
En cause de:
T. L., domiciliée à [xxx] ;
Appelante, représentée par Me Pegorer J.J., avocat à Bruxelles.
Contre:
OFFICE NATIONAL DES PENSIONS, dont les bureaux sont établis à 1060 BRUXELLES, Tour du Midi ;
Intimé, représenté par Me Demaseure Th. loco Me Leclercq M., avocat à Bruxelles.
La Cour, après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
Vu les dispositions applicables au litige, en particulier :
La loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire,
Le Code judiciaire,
L'arrêté royal du 21 décembre 1967 portant règlement général du régime de pension de retraite et de survie des travailleurs salariés.
I.Vérification de la procédure
Vu les pièces du dossier de procédure, notamment :
La requête d'appel reçue au greffe le 26 juin 2009, par laquelle Madame T. forme appel du jugement contradictoirement rendu le 19 mai 2009 par la 10e chambre du Tribunal du travail de Bruxelles ;
Copie conforme de ce jugement et sa notification aux parties le 27 mai 2009 ;
L'ordonnance de mise en état judiciaire, et sa notification aux parties par pli du 14 octobre 2009 ;
Les conclusions déposées par les parties en appel, avec inventaires ;
Le dossier administratif de l'ONP, et le dossier des pièces de la partie appelante.
Les parties ont comparu et ont plaidé à l'audience publique du 4 mars 2010. Monsieur M. PALUMBO, Avocat général, a déposé un avis écrit au greffe de la Cour du travail le 7 avril 2010. La partie appelante a répliqué le 21 avril 2010. La partie intimée n'a pas répliqué à cet avis. L'affaire a été mise en délibéré le 21 avril 2010.
II.Objet de l'appel - demandes en appel
Par le jugement du 19 mai 2009, le Tribunal du travail rejette le recours introduit par Madame T. contre une décision administrative de l'ONP, du 7 décembre 2007, révisant le montant de sa pension de survie ; il confirme cette décision.
Madame T., partie appelante, demande à la Cour de :
Mettre à néant le jugement,
Dire que Madame T. peut prétendre depuis le 1er novembre 2006 au paiement de la pension de survie au taux plein, en sa qualité d'unique veuve de Monsieur El M. M.,
Condamner l'ONP à payer à Madame T. les sommes lui permettant de bénéficier depuis le 1er novembre 2006, d'une pension de survie au taux plein, majorée des intérêts moratoires au taux légal depuis le dépôt de la requête, soit depuis le 15 février 2008, et des intérêts judiciaires au même taux,
Condamner l'ONP au paiement des dépens de l'instance d'appel, en ce compris l'indemnité de procédure.
L'ONP demande de débouter l'appelante.
III.Les faits
Monsieur El M. a contracté mariage avec Madame T. à xxx (Maroc) le 11 novembre 1980 et ce mariage n'a pas été dissous. Il est décédé le 9 juin 1998. Le 22 février 1999, l'ONP a attribué à Madame T., à partir du 1er juin 1998, une pension de survie d'un montant annuel de 334.252 Bef (8.285,89 euro ).
Le 16 octobre 2006, Madame S. F., a introduit une demande de pension de survie. Elle avait épousé Monsieur El M. à xxx le 13 janvier 1972.
Le 7 décembre 2007, l'ONP a accordé à Madame T., à partir du 1er novembre 2006, la moitié de la pension de survie, au motif que Madame S. F. a également introduit une pension de survie en tant que veuve de Monsieur El M..
Le 15 février 2008, Madame T. a introduit un recours contre cette décision, devant le Tribunal du travail de Bruxelles.
IV.Position et moyens des parties
A.Madame T. partie appelante
Madame T. soutient être l'unique veuve de Monsieur El M. Ahmed, décédé le 9 juin 1998.
Madame T. expose que Monsieur El M. Ahmed, né en 1951, a eu trois épouses ; il a divorcé de la première épouse en janvier 1972 (au Maroc), a contracté ensuite un second mariage en 1972 avec Madame S. F., dont il a eu quatre enfants, et dont il a divorcé en décembre 1979 (au Maroc). Il a épousé Madame T. le 11 novembre 1980 au Maroc, union dont sont nés cinq enfants. La succession, liquidée au Maroc, a été partagée entre Madame T. et les neufs enfants de Monsieur El M. (sa pièce 8).
Madame T. soutient que Madame S. F. doit être considérée comme une épouse divorcée, et non une épouse séparée, de Monsieur El M., et donc qu'elle n'a droit qu'à une pension accordée à une épouse divorcée.
Elle critique la décision du premier juge qui n'a pas retenu cette thèse et invoque :
Cette décision aboutit à des conséquences injustes,
La question concerne l'efficacité en Belgique d'un divorce marocain intervenu au Maroc en 1979 entre deux ressortissants marocains,
Il n'y a pas lieu d'appliquer le nouveau Code de droit international postérieur à la dissolution du mariage intervenu au Maroc,
Elle a effectué des recherches (pièces nouvelles déposées en appel),
L'acte du 6 décembre 1979 est un acte de divorce conforme à la procédure marocaine,
Il est intitulé « divorce » et mentionne que le sieur El M. a décidé de « divorcer » ; Il mentionne le versement de montants ; Il mentionne que les deux époux ont agi en connaissance de cause ; il évoque donc expressément l'intervention des deux époux ce qui exclut une procédure strictement unilatérale,
Le divorce est devenu définitif (pièce 3) le 7 mars 1980 ce qui a été l'occasion pour l'ex épouse de réclamer les arriérés de pension pour ses enfants (pièce 4) et un acte de notoriété du 9 novembre 2007 atteste que « le défunt n'a jamais repris en mariage sa divorcée »,
La succession a été liquidée sans contestation de la part de Madame S. F.,
Le droit marocain admet encore actuellement que l'un des époux soit représenté par un membre de la famille : en l'espèce c'est le père qui a représenté Madame S. F.,
L'acte n'a pas violé les droits de l'épouse, qui a reçu une indemnité pour elle-même et une pension pour ses enfants,
Des millions de marocains ont valablement divorcé de la sorte, et des dizaines voire des centaines de millions de musulmans idem, par simple application de leur statut personnel, qui en soi ne heurte pas l'ordre public belge,
La validité de son mariage n'a jamais été contestée par les autorités belges,
Avant l'entrée en vigueur du nouveau Code de droit international public, la position de la doctrine et de la jurisprudence était beaucoup plus nuancée que ne le considère le premier juge.
Elle ajoute que :
L'état et la capacité de son époux défunt et de Madame S. étaient réglés (en 1979, au moment de leur divorce) par leur loi nationale commune (marocaine) ; la dissolution de leur mariage devait dès lors satisfaire aux conditions prévues par la loi marocaine. Le Code de statut personnel marocain, tel qu'en vigueur à l'époque, connaissait le divorce unilatéral. Certaines conditions étaient requises et notamment une volonté saine et libre du mari et l'engagement de la femme dans les liens d'un mariage régulier.
Deux principes peuvent modaliser le recours à l'ordre public pour discrimination et permettre dans certaines circonstances de reconnaître un divorce unilatéral : le principe de proximité (de l'ordre juridique marocain) et le principe de l'autonomie de la volonté. La répudiation peut être reconnue si l'épouse y consent soit au moment de la répudiation, soit ultérieurement. En l'espèce, Madame S. F. non seulement a accepté mais en plus s'est prévalue de son statut d'épouse divorcée et elle n'a fait valoir aucun droit dans la succession.
Décider de ne pas reconnaître le divorce serait faire fi d'ordres juridiques divers et des différentes cultures qui ont chacune établi une législation et notamment un statut personnel adapté au mode de vie de ces différentes sociétés.
Il incombe à l'ONP d'établir que les droits de la défense de Madame S. F. ont été violés lors du divorce et/ou qu'elle n'a pas accepté ce divorce ; Madame S. F. est étrangère à la présente procédure.
En conclusion, Madame T. déduit du déroulement de la procédure de divorce en 1979, de la liquidation de la succession (Madame S. F. n'y étant pas partie), de l'attitude générale de Madame S. F. depuis 1979, de l'absence de toute contestation des autorités belges de son mariage en 1980, de la nécessité d'apprécier la situation in concreto, qu'il y a lieu d'assimiler l'acte de divorce marocain du 6 décembre 1979 à un acte (unilatéral) de divorce belge pour cause de désunion irrémédiable et ce, même si une certaine forme de discrimination subsistait éventuellement à l'égard de la première épouse marocaine en ce que la loi réservait au seul mari le droit de provoquer cette rupture.
B.ONP, partie intimée
L'ONP fait valoir, en substance :
La mention que l'époux « a requis acte de ce qu'il a divorcé », ce qui constitue en fait clairement une répudiation,
Le Code de droit international privé, art. 25, §1er, anciennement art.570 du Code judiciaire, impose la nécessité d'examiner in concreto si la décision de répudiation n'est pas contraire à l'ordre public,
L'ordre public international belge s'oppose à l'assimilation de l'acte de répudiation marocain à un divorce belge dans la mesure aussi où l'institution est réservée au seul mari ; l'article 5 du protocole n° 7 du 22 novembre 1984 additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme consacre l'égalité de droits des époux entre eux durant le mariage et lors de sa dissolution ; l'ordre public ne saurait s'accommoder de ce que ces valeurs puissent être méconnues sur le territoire d'un Etat partie à cette Convention au motif que cette méconnaissance trouve sa source dans un jugement ou un acte étranger,
En l'espèce, rien ne permet d'affirmer que Madame S. F. ait été associée à la procédure de divorce et qu'elle aurait été convoquée ou avisée en temps utile de la procédure ; en outre, il faudrait démontrer (si elle avait été entendue) qu'il ne s'agit pas d'un pur formalisme. Un acquiescement postérieur de l'épouse ne suffit pas à annuler la violation des droits de la défense,
Il n'y a pas lieu de confondre le caractère unilatéral de l'acte introductif de procédure avec le caractère unilatéral de l'ensemble de la procédure.
L'Office en conclut que Madame S. F. ne peut pas être considérée comme l'épouse divorcée de Monsieur A. El M. mais bien comme son épouse séparée au sens de l'article 74 de l'arrêté royal du 21 décembre 1967.
V.Avis du Ministère public
Après avoir examiné la question en particulier eu égard à la jurisprudence de la Cour de cassation, le Ministère public est d'avis que l'appel est non fondé.
Il pose que la validité de l'acte de répudiation de Madame F. S. doit être appréciée par rapport aux dispositions de l'ancien article 570 du Code judiciaire. Il considère que la Cour du travail de Bruxelles va dans le sens d'une application conjointe de cette disposition et du Code de droit international privé.
Reprenant les faits, le Ministère public estime que la répudiation a initialement eu lieu sans possibilité pour la femme concernée de présenter ses observations ou de faire valoir ses moyens de défense. Il conclut qu'elle doit être considérée comme la femme séparée au sens de l'article 74 de l'arrêté royal du 21 décembre 1967 (A.R. portant règlement général du régime de pension de retraite et de survie des travailleurs salariés).
VI.Répliques à l'avis
La partie appelante rejette l'avis du Ministère public dans son ensemble et ses répliques y répondent point par point :
Droit applicable :
Le droit applicable est celui en vigueur en 1979 (date de la rupture du lien conjugal) et il n'y a pas de base légale pour appliquer conjointement le droit applicable à ce moment et le Code de droit international privé ;
à l'époque considérée, une large jurisprudence comme une doctrine autorisée admettait de manière habituelle de reconnaître en Belgique les effets d'un divorce-répudiation unilatéralement intervenu au Maroc entre marocains pour autant que les règles de procédure du droit marocain aient été respectées. C'est dans ce contexte juridique général que Monsieur El M. fut déclaré en Belgique divorcé le 6 décembre 1979 ;
Le respect des droits de la défense de l'épouse :
Il incombe à l'ONP de démontrer que les droits procéduraux de Madame S. n'ont pas été respectés et il ne peut être reproché à Madame T. de ne pas être en mesure de rapporter plus amplement la preuve du respect des droits de la défense de la dame S. en 1979 ;
La procédure était contradictoire puisque Madame S. était représentée et le jugement de divorce énonce le versement d'un montant perçu par le père de l'intéressée, et que les deux ex-époux agissaient en connaissance de cause ;
L'attestation de divorce précise que le divorce est intervenu conformément aux dispositions du Code de statut personnel ;
Les apparences de droit indiquent donc que l'épouse était avertie de la procédure, qu'elle y a comparu (par représentation), et qu'elle a obtenu divers avantages reconnus en sa faveur le tout en application des règles alors en vigueur en droit marocain ;
Il y a lieu de prendre en compte en outre le comportement non équivoque de Madame S. : elle n'a jamais contesté la validité de son divorce marocain, non plus devant les tribunaux belges ; elle s'est prévalue des effets du divorce pour réclamer son dû ; elle a reconnu son statut d'épouse divorcée lors de la liquidation de la succession de Monsieur El M. ;
Attitude des autorités administratives belges et le principe général de droit de la bonne administration :
Le mariage de Madame T. avec Monsieur El M. a été reconnu valable par les différentes autorités administratives belges et cette situation n'a jamais été remise en cause depuis le mariage (en 1980) ; depuis lors, l'autorité administrative belge a toujours admis qu'elle était l'épouse et la seule (cf. registre national) ;
Le principe général de bonne administration comporte le droit à la sécurité juridique ; en l'espèce, Madame T. pouvait et devait s'attendre à ce que ce mariage reconnu par l'autorité administrative tout au long de sa vie commune avec Monsieur El M., ne soit pas contesté après son décès ;
Ce principe intervient dans l'examen in concreto du cas d'espèce.
VII.Discussion
1.
La contestation dont est saisie la Cour porte sur le montant de la pension de survie à laquelle Madame T. a droit depuis le 1er novembre 2006.
La décision administrative contestée, du 7 décembre 2007, se réfère à l'article 24, §2, de la Convention sur la sécurité sociale entre la Belgique et le Maroc du 24 juin 1968, approuvée par la loi du 20 juillet 1970, qui stipule que la pension de survie est répartie « également et définitivement entre les bénéficiaires dans les conditions prévues par le statut personnel de l'assuré » ; la décision relève que Madame S. F., également veuve de Monsieur El M., a introduit une demande de pension de survie le 16 octobre 2006.
Madame T. invoque la validité du divorce acté en 1979 entre Monsieur El M. et Madame S., divorce devenu définitif, selon la loi marocaine, au terme du délai de viduité.
Pour le premier juge, il n'apparaît pas que la première épouse ait été associée à la procédure de divorce ; il a estimé que ceci constitue une violation des droits de la défense qui fait obstacle à la reconnaissance en Belgique de la dissolution du mariage.
2.
Le sort de la contestation dépend de la reconnaissance ou non de l'efficacité en Belgique de l'acte de divorce de Madame S. F., invoqué par Madame T. pour s'opposer à la décision de l'ONP.
3.
Mariages et divorces se sont déroulés conformément au droit marocain.
Il est établi, selon une attestation officielle émanant du Consulat général du Royaume du Maroc, que le divorce entre Madame F. Bent Haj Ali (aussi appelée Madame F. S.) est conforme aux dispositions du Code marocain et que le divorce est devenu définitif le 7 mars 1980, c'est-à-dire à la date d'expiration du délai de la retraite légale (délai de viduité).
En outre, l'acte marocain d'hérédité établi le 5 mai 1998, suite au décès de Monsieur El M. mentionne une seule épouse, à savoir l'intimée, et les enfants des trois mariages ; Madame F. S. y est mentionnée comme ex-épouse, divorcée.
Il résulte des pièces produites que Madame F. S. se considérait comme valablement divorcée selon le droit marocain (voir aussi infra), et que Madame T. se considérait comme la seule épouse de Monsieur El M., tant au Maroc qu'en Belgique. C'est, en outre, à ce titre que Madame T. a été admise au séjour en Belgique, sans contestation de quelque autorité belge que ce soit depuis lors, jusqu'à la décision de l'ONP.
4.
L'efficacité en Belgique de l'acte de divorce marocain du 6 décembre 1979, invoqué par Madame T., et écarté par l'ONP, est soumise aux conditions prévues par l'article 570 du Code judiciaire, tel qu'il était applicable avant l'entrée en vigueur, le 1er octobre 2004, du Code de droit international privé. Il s'impose de vérifier notamment si l'acte de divorce ne contient rien de contraire aux principes d'ordre public, ni aux règles du droit public belge, et si les droits de la défense ont été respectés.
5.
Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, une disposition est d'ordre public dès lors qu'elle touche aux intérêts essentiels de l'Etat ou de la collectivité et fixe les bases juridiques sur lesquelles repose l'ordre économique ou moral de la société (Cass. 18 juin 2007, RG C.04.0430.F ; Cass., 13 décembre 2002, RG C.99.0485.N sur juridat.be ; Cass. 10 mars 1994, RG 9669, n°114; 15 mars 1968, Bull. et Pas.,I, 884; 9 décembre 1948, Bull.et Pas., I,699).
S'agissant de l'institution de la répudiation d'origine musulmane, la Cour tient à souligner que, de manière fondamentale, tant en 1979 qu'aujourd'hui (cf. consacré par l'article 57, §1er du Code de droit international privé), le droit belge réprouve la répudiation en tant qu'institution. Il s'agit d'une institution qui autorise la dissolution du mariage par un acte unilatéral de l'époux, sans droit équivalent de l'épouse, et qui viole, en conséquence, le principe d'égalité de traitement. Dans le système juridique belge, et selon l'ordre public qui est le sien, il importe peu à cet égard que cette violation trouve éventuellement son origine dans des convictions religieuses.
6.
Ce principe, fondamental dans l'ordre public belge, qui réprouve la répudiation, doit toutefois être conjugué avec le constat que le statut personnel des époux est régi par leur loi nationale. En droit international privé, cette conjugaison est indispensable pour tenir compte de la nécessité d'assurer le respect des droits valablement acquis à l'étranger par le statut personnel des intéressés, ou encore, pour tenir compte de la souveraineté d'un autre Etat à définir le statut personnel de ses ressortissants et pour assurer la continuité de ce statut au travers de leurs déplacements sur différents Etats.
La fonction de l'ordre public international a ainsi pour conséquence qu'il faut parfois composer (au sens de transiger) avec l'ordre public interne.
Dans cet objectif s'inscrit, par exemple, l'article 24, §2, de la Convention belgo marocaine dont l'ONP invoque l'application en l'espèce. Cette disposition permet, à certaines conditions, la répartition de la pension de survie en cas de polygamie de l'époux marocain ; or, la polygamie est proscrite par l'article 147 du Code civil belge. Ainsi, dans le cas présent, suivre la thèse de l'ONP a pour effet de constater en Belgique la polygamie de Monsieur El Mousrik et d'y donner effet en Belgique, par application de la Convention précitée, alors que la polygamie est prohibée par l'ordre public belge, qu'en l'espèce la polygamie ne résulte pas des actes valablement accomplis au Maroc selon le statut personnel des intéressés, et que Monsieur El Mousrik n'a manifestement pas voulu une situation polygamique de son vivant (cf. mariages et divorces successifs au regard de la loi marocaine).
7.
Au-delà du refus de reconnaître en Belgique l'institution de la répudiation, conformément à l'ordre public interne belge, il incombe au juge de vérifier in concreto s'il y a lieu de tenir compte en Belgique d'un acte marocain de divorce pour déterminer les droits d'une épouse marocaine à une pension de survie d'un travailleur marocain. « Une institution étrangère ne peut être condamnée de manière générale, in abstracto, mais au contraire, doit être analysée en tenant compte des circonstances du cas d'espèce afin de déterminer si, in specie, celle-ci viole réellement notre ordre public international » (cf. Conclusions de M. l'avocat général Th. Werquin, précédant Cass. 18 juin 2007, RG C.04.0430.F, sur juridat.be).
8.
Dans le cas présent, la copie de l'acte homologué de divorce entre l'intéressée (Madame F. S.) et Monsieur El M., acte reçu le 6 décembre 1979, permet de constater le caractère unilatéral de l'acte introductif d'une telle procédure : le divorce a eu lieu à la requête de Monsieur El M..
Ceci est inévitable dans le cadre de la loi relevant du statut personnel des deux époux ; cette manière de procéder est conforme à la loi marocaine et à l'institution de la répudiation unilatérale qu'elle consacre. Compte tenu de l'analyse ci-dessus, ce constat ne suffit pas pour écarter in concreto l'efficacité de l'acte en Belgique.
9.
Cet acte de divorce établit aussi que la procédure a été menée de manière effectivement contradictoire à l'égard de Madame F. S.. En effet, l'acte de divorce permet de constater que Madame F. S. a été valablement informée et convoquée en vue du divorce. A l'audience, elle a été représentée par son père, ce qui en soi ne porte pas atteinte aux droits de la défense de l'intéressée d'autant que son père était porteur d'une procuration légalisée. Elle a obtenu à cette occasion un montant pour elle-même (perçu directement) et le droit à une pension alimentaire pour ses quatre enfants.
Le caractère contradictoire et le respect des droits de Madame F. S. dans le cadre de ce divorce sont en outre confirmés par la procédure menée par elle au Maroc en 1986. Ainsi, à son initiative, Madame F. S. a bénéficié d'une ordonnance condamnant Monsieur El M. (22 juin 1986) au paiement de la pension alimentaire de ses enfants et au paiement du montant de pension lui revenant pour leur garde. Madame F. S. a demandé ensuite l'exécution de cette ordonnance, exécution à laquelle Monsieur El Mousrik a acquiescé ; le montant des arriérés a été directement versé par lui et en a été reçu par le tribunal marocain (en 1989) au bénéfice de la demanderesse (dossier intimée, pièce 4). Madame F. S. a donc réclamé les avantages du divorce prononcé.
10.
En conclusion, et au vu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, il y a lieu de reconnaître l'effet en Belgique de l'acte de divorce marocain du 6 décembre 1979 pour établir les droits de Madame T. à la pension de survie de son époux, Monsieur El M.. Cet acte répond aux conditions prévues par l'article 570 du Code judiciaire.
Le mariage de Madame F. S. ne peut donc pas être opposé à Madame T. pour justifier la révision du montant de sa pension de survie par application de l'article 24, §2, de la Convention sur la sécurité sociale entre la Belgique et le Maroc du 24 juin 1968, approuvée par la loi du 20 juillet 1970.
L'appel est fondé. La décision de l'ONP doit être annulée.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR DU TRAVAIL,
Statuant contradictoirement,
Sur avis écrit non conforme du Ministère public,
Dit l'appel recevable et fondé,
Met à néant le jugement entrepris, sauf en ce qu'il décide des dépens de première instance,
Statuant à nouveau dans cette mesure :
Dit que le recours originaire de Madame T. est fondé,
Annule la décision administrative de l'ONP du 7 décembre 2007,
Condamne l'ONP à payer à Madame T. les sommes lui permettant de bénéficier depuis le 1er novembre 2006, d'une pension de survie au taux plein, majorée des intérêts moratoires au taux légal depuis le dépôt de la requête, soit depuis le 15 février 2008, et des intérêts judiciaires au même taux,
Met les dépens d'appel à charge de l'ONP, liquidés pour Madame T. à 291,50 euro .
Ainsi arrêté par :
. A. SEVRAIN Conseiller
. B. AUQUIER Conseiller social au titre d'employeur
. R. FRANCOIS Conseiller social au titre de travailleur employé
et assisté de B. CRASSET Greffier
B. CRASSET B. AUQUIER R. FRANCOIS A. SEVRAIN
et prononcé à l'audience publique de la 8e chambre de la Cour du travail de Bruxelles, le vingt-sept mai deux mille dix, par :
A. SEVRAIN Conseiller
et assisté de B. CRASSET Greffier
B. CRASSET A. SEVRAIN