Cour de cassation: Arrêt du 29 avril 2016 (Belgique). RG C.15.0052.F
Summary :
Pour qu'il y ait délit de presse au sens de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire , il est nécessaire que la manifestation de la pensée par la voie de la presse revête un caractère délictueux (1). (1) Voir les concl. du MP.
Arrêt :
N° C.15.0052.F
P. H.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Simone Nudelholc, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, boulevard de l'Empereur, 3, où il est fait élection de domicile, et assisté par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,
contre
O. G.,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Paul Alain Foriers, avocat à la Cour de cassation, dont le cabinet est établi à Bruxelles, avenue Louise, 149, où il est fait élection de domicile.
I. La procédure devant la Cour
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 25 septembre 2014 par la cour d'appel de Liège.
Le 7 avril 2016, le premier avocat général André Henkes a déposé des conclusions au greffe.
Le président de section Christian Storck a fait rapport et le premier avocat général André Henkes a été entendu en ses conclusions.
II. Les moyens de cassation
Le demandeur présente deux moyens libellés dans les termes suivants :
Premier moyen
Dispositions légales violées
- articles 25, 149 et, en tant que de besoin, 150 de la Constitution ;
- articles 1315 et 1382 à 1386 du Code civil ;
- articles 764, alinéa 1er, 4°, et 870 du Code judiciaire ;
- principe général du droit suivant lequel le juge est tenu de déterminer et d'appliquer la norme juridique qui régit la demande portée devant lui ;
- principe général du droit relatif au respect des droits de la défense.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt attaqué dit qu'il n'y a « pas lieu à annulation du jugement entrepris sur la base de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire » ; décide que la demande originaire a été valablement intentée contre le demandeur « en sa qualité d'éditeur responsable du quotidien ... », et, par confirmation du jugement entrepris, condamne « le demandeur à remplacer, dans la version de l'article ‘...' paru le ... figurant sur le site ... et toute autre banque de données placée sous sa responsabilité », le prénom et le patronyme du défendeur par la lettre X et « à payer [à celui-ci] un euro à titre de dommage moral ».
Cette décision se fonde sur les motifs suivants :
« 1. À l'audience de plaidoiries du 22 mai 2014, a été soulevée la question du caractère communicable ou non de la cause au ministère public et des conséquences en résultant quant à une éventuelle nullité du jugement entrepris en application de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire, dès lors que celui-ci ne contient nullement la mention de la présence du ministère public à l'audience de plaidoiries, pas plus que la mention d'un avis rendu par celui-ci [...] ;
Le délit de presse requiert différents éléments constitutifs, étant une infraction de droit commun, l'expression d'une pensée ou d'une opinion illicite, la publicité y donnée ainsi qu'un écrit reproduit [...] ;
Le délit de presse est une infraction de droit commun qui se caractérise par son mode d'exécution (par la voie de la presse) ;
Ainsi, pour qu'il y ait délit de presse, il faut notamment que puisse être reproché un comportement incriminé par la loi pénale, telles que, par exemple, la calomnie, la diffamation, la provocation publique à commettre des crimes [...] ;
Aux termes de la citation introductive d'instance, il était fait grief [au demandeur] d'avoir mis en ligne l'article litigieux à partir de l'année 2008 et surtout d'avoir maintenu en ligne en l'état ledit article alors que [le défendeur] avait expressément sollicité son retrait ou à tout le moins son anonymisation. En conclusions de première instance, seul ce deuxième grief a été maintenu ;
Contrairement à ce que soutient [le demandeur], le grief tiré du maintien en ligne non anonymisé de l'article litigieux n'équivaut pas à une mise en cause du contenu même de l'article publié ;
À aucun moment, [le défendeur] n'a mis en cause le contenu de l'article publié dans le quotidien ... en ... ;
[Le défendeur] relève au contraire expressément que l'article publié en ... ‘en lui-même ne revêtait aucun caractère fautif' [...] ; pour le surplus, le contenu de cet article ne révèle aucune infraction pénale ;
Comme le relève à bon droit le ministère public dans son avis, le comportement fautif imputé [au demandeur], à savoir la mise en ligne de l'article à partir de l'année 2008 et son maintien en ligne en l'état dès l'année 2010, n'est pas constitutif d'infraction pénale ;
Il en résulte que la demande formée par [le défendeur] n'est aucunement mue en raison d'un délit de presse, de sorte que la cause ne devait pas obligatoirement être communiquée au ministère public. Cette communication était facultative ;
Il n'y a en conséquence pas lieu à annulation du jugement entrepris sur la base de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire ;
2. [Le demandeur] soutient, pour la première fois en réplique à l'avis du ministère public, que l'action, non fondée sur un délit de presse, serait irrecevable contre lui, seule la société anonyme ..., en qualité de propriétaire du site internet sur lequel l'article est publié, étant responsable des décisions de publication, archivage et autres ;
Il ne peut être suivi ;
Certes, les règles de la responsabilité en cascade de la presse, prévues par l'article 25 de la Constitution, ne trouvent pas à s'appliquer, dès lors qu'il ne s'agit pas d'un problème de rédaction d'article ;
Par contre, [le défendeur] est recevable à mettre en cause la responsabilité [du demandeur], en qualité d'éditeur responsable du quotidien ..., dès lors que le maintien ou non d'un article en ligne relève d'un choix éditorial ;
L'action dirigée contre [le demandeur] qualitate qua est en conséquence recevable, comme en convenait du reste celui-ci aux termes du dispositif de ses conclusions de synthèse d'appel, sollicitant que l'action mue contre lui soit déclarée recevable mais non fondée [...] ;
3. [Le défendeur] est recevable à introduire son action contre l'éditeur de presse en vue d'obtenir l'anonymisation de l'article le concernant, solution de nature à le faire disparaître des résultats des moteurs de recherche obtenus sur la base de l'indication de ses nom et prénom ».
Griefs
Première branche
1. L'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire dispose que sont, à peine de nullité, communicables au ministère public les demandes en matière civile, mues en raison d'un délit de presse. Cette disposition n'a pas été affectée par les modifications « régionales » apportées au texte de l'article 764.
Par délit de presse, il faut entendre les atteintes portées aux droits, soit de la société, soit des citoyens, par l'abus de la manifestation de la pensée ou des opinions dans des écrits publiés. Constitue un délit de presse la diffusion d'écrits attentatoires à l'honneur ou à la réputation d'une personne, que ce soit par un procédé traditionnel d'imprimerie ou par voie numérique. Il n'est pas nécessaire, pour qu'il y ait délit de presse, que l'écrit attentatoire à l'honneur ou à la réputation constitue une opinion ni que cette opinion présente une quelconque pertinence ou importance sociale. La simple relation d'un événement peut constituer un délit de presse si elle figure dans un écrit et intervient dans des conditions susceptibles de porter atteinte à la réputation d'une personne.
Pour qu'il y ait lieu à application de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire, il n'est pas nécessaire que le délit de presse ait fait l'objet d'une condamnation pénale ou soit encore susceptible de poursuites. L'action en réparation du dommage résultant de la diffusion d'écrits attentatoires à l'honneur ou à la réputation d'une personne, portée devant la juridiction civile, entre en toute hypothèse dans le champ d'application de l'article 764, alinéa 1er, 4°, précité. Il en va de même de l'action en réparation du dommage résultant du maintien fautif, sur un site web, d'une information ou de la mention d'un prénom et d'un patronyme susceptibles de porter atteinte à l'honneur ou à la réputation d'une personne.
2. L'arrêt attaqué constate que le défendeur « précise la faute qu'il reproche [au demandeur] : cette faute consiste dans le maintien en l'état, depuis 2010, de la version électronique de l'article litigieux du ..., sans l'anonymiser ou le pourvoir de balise de non-indexation, alors qu'une demande raisonnable et motivée lui avait été adressée en ce sens », et décide que « le maintien ou non d'un article en ligne relève d'un choix éditorial ». L'arrêt attaqué décide en outre que le demandeur a commis une faute en refusant de respecter le « légitime droit à l'oubli du défendeur, composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée », que l'écrit litigieux « est de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation » du défendeur et que la faute imputée au demandeur ne peut être adéquatement réparée que par la modification du contenu de l'article incriminé, modification consistant à remplacer le prénom et le patronyme du défendeur par la lettre X.
Il ressort de ces constatations que la demande dont le défendeur avait saisi le tribunal de première instance était une « demande en matière civile, mue en raison d'un délit de presse », au sens donné à la notion de délit de presse par l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire. Dès lors, l'arrêt attaqué, qui constate que le jugement entrepris « ne contient nullement la mention de la présence du ministère public à l'audience de plaidoiries, pas plus que la mention d'un avis rendu par celui-ci », n'a pu légalement décider qu'il n'y avait pas lieu à annulation de ce jugement sur la base de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire et n'a pu légalement le confirmer en toutes ses dispositions (violation des articles 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire et, en tant que de besoin, 150 de la Constitution).
Seconde branche
Lorsqu'une demande civile échappe au champ d'application de l'article 25 de la Constitution, l'action en réparation n'est recevable ou, à tout le moins, fondée que si le défendeur à l'action a personnellement commis une faute ou s'il doit répondre de la faute d'une autre personne en vertu d'une règle particulière instaurant un régime de responsabilité pour autrui. En dehors du champ d'application de l'article 25 de la Constitution et en l'absence de toute autre cause de responsabilité du fait d'autrui, la personne désignée comme éditeur responsable d'un quotidien de la presse écrite n'est responsable du dommage résultant du maintien en ligne d'un article que si elle a personnellement commis une faute en relation causale avec le dommage. Le fait que le maintien d'un article en ligne « relèverait d'un choix éditorial » ne peut dès lors suffire à établir la recevabilité ou le fondement d'une demande dirigée contre l'éditeur responsable.
L'arrêt attaqué constate que le demandeur soutient « que l'action, non fondée sur un délit de presse, serait irrecevable contre lui, seule la société anonyme ..., en qualité de propriétaire du site internet sur lequel l'article est publié, étant responsable des décisions de publication, archivage et autres ». L'arrêt décide en outre que l'article 25 de la Constitution n'est pas applicable à la cause.
Dès lors, la seule considération que « le maintien ou non d'un article en ligne relève d'un choix éditorial » ne peut suffire à justifier la recevabilité ou le fondement de l'action en réparation dirigée contre le demandeur. En fondant sa décision sur ce motif, l'arrêt attaqué viole les articles 25 de la Constitution et 1382 à 1386 du Code civil.
L'arrêt attaqué viole en outre les règles relatives à la charge de la preuve en dispensant le défendeur de la charge de prouver que le demandeur, défendeur à l'action en réparation portée devant le juge du fond, est l'auteur de la faute ayant causé préjudice au défendeur (violation des articles 1315 du Code civil et 870 du Code judiciaire).
Il est à tout le moins contradictoire de décider, d'une part, que, pour réparer le préjudice subi par le défendeur, le contenu d'un article maintenu en ligne doit être modifié (la modification consistant dans le remplacement d'un prénom et d'un patronyme par la lettre X) et que « le maintien ou non d'un article en ligne relève d'un choix éditorial », d'autre part, qu'il ne s'agit pas « d'un problème de rédaction d'article ». Ces considérations sont inconciliables entre elles et se détruisent mutuellement. L'arrêt, qui se fonde sur ces motifs contradictoires, viole l'article 149 de la Constitution.
La demande en réparation dirigée contre une personne dont il n'est pas prouvé qu'elle a personnellement commis une faute en lien causal avec le dommage est non fondée. Dès lors, la circonstance que le demandeur ait demandé, dans ses conclusions additionnelles et de synthèse d'appel, que la demande dirigée contre lui par le défendeur soit déclarée recevable mais non fondée ne dispensait pas la cour d'appel de soulever le moyen selon lequel il appartenait au défendeur de prouver que le demandeur avait personnellement commis une faute en relation avec le maintien en ligne de l'article litigieux (violation des articles 25 de la Constitution, 1382 à 1386 du Code civil, des règles relatives à la charge de la preuve, consacrées par les articles 1315 du Code civil et 870 du Code judiciaire, et du principe général du droit suivant lequel le juge est tenu de déterminer et d'appliquer la norme juridique qui régit la demande portée devant lui).
À tout le moins, le demandeur n'avait pas de raison de conclure à l'irrecevabilité de la demande dirigée contre lui (demande qu'il estimait initialement recevable en vertu de l'article 25 de la Constitution) avant que le ministère public n'eût exprimé l'avis que la demande n'était pas fondée sur un délit de presse. Dans ces circonstances, le respect des droits de la défense impliquait que le demandeur pût valablement répliquer à l'avis du ministère public en invoquant que, si la demande dirigée contre lui n'était pas qualifiée de « demande civile mue en raison d'un délit de presse », cela avait pour conséquence la non-application de l'article 25 de la Constitution et, dès lors, l'irrecevabilité de la demande.
En conséquence, si le motif de l'arrêt attaqué selon lequel le demandeur « a convenu », dans ses conclusions additionnelles et de synthèse d'appel, que la demande dirigée contre lui était recevable signifie qu'il ne pouvait plus valablement contester cette recevabilité dans sa note en réplique à l'avis du ministère public, cet arrêt, en fondant sa décision sur ce motif, viole le principe général du droit relatif au respect des droits de la défense.
Second moyen
Dispositions légales violées
- articles 19, 22, 25 et 149 de la Constitution ;
- articles 1382 et 1383 du Code civil ;
- article 6 du Code judiciaire ;
- article 634 du Code d'instruction criminelle ;
- articles 8, 10 et 53 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et approuvée par la loi du 13 mai 1955 ;
- articles 17 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, fait à New York le 19 décembre 1966 et approuvé par la loi du 15 mai 1981 ;
- articles 9, 12, b), et 14, alinéa 1er, a), de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données ;
- articles 3, § 3, a) et c), 8, spécialement § 1er, et 12, spécialement § 1er, de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l'égard des traitements de données à caractère personnel ;
- principe général du droit relatif au respect des droits de la défense ;
- principe général du droit dit principe dispositif, consacré par l'article 1138, 2°, du Code judiciaire ;
- principe général du droit suivant lequel le juge est tenu de déterminer et d'appliquer la norme juridique qui régit la demande portée devant lui ;
- principe général du droit de la primauté du droit communautaire sur toutes les normes nationales ;
- principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne ;
- en tant que de besoin, articles 1er et 2 de la loi du 8 avril 1965 instituant le dépôt légal à la Bibliothèque royale de Belgique (l'article 1er tel qu'il a été modifié par la loi du 19 décembre 2006).
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt attaqué, par confirmation du jugement entrepris, condamne « le demandeur à remplacer, dans la version de l'article ‘...' paru le ... figurant sur le site ... et toute autre banque de données placée sous sa responsabilité », le prénom et le patronyme du défendeur par la lettre X et « à payer [à celui-ci] un euro à titre de dommage moral ».
Cette décision se fonde sur les motifs suivants :
1. « [Le défendeur] précise la faute qu'il reproche [au demandeur] : cette faute consiste dans le maintien en l'état, depuis 2010, de la version électronique de l'article litigieux du ..., sans l'anonymiser ou le pourvoir de balise de non-indexation, alors qu'une demande raisonnable et motivée lui avait été adressée en ce sens [...]. Selon [le défendeur], en refusant d'anonymiser la version électronique de cet article, [le demandeur] porte atteinte à son droit au respect de la vie privée et plus particulièrement à son droit à l'oubli, lui causant de la sorte un dommage moral certain [...]. Les parties concernées par le litige bénéficient chacune de droits fondamentaux, étant, pour [le demandeur], le droit à la liberté d'expression et, pour [le défendeur], le droit au respect de la vie privée et familiale [...]. L'article 10, alinéa 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales autorise des limitations à la liberté d'expression si elles sont prévues par la loi, si elles poursuivent un but légitime et si elles répondent à un impératif de proportionnalité [...] ;
2. [Le demandeur] soutient que le critère de légalité requis pour pouvoir déroger au principe de la liberté d'expression n'est en l'espèce pas rencontré dès lors que le droit à l'oubli invoqué par [le défendeur] n'est reconnu par aucune loi de manière expresse ou précise ;
Il ne peut être suivi ;
Le droit à l'oubli est considéré par la doctrine et la jurisprudence comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée, tel qu'il est consacré par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par les articles 22 de la Constitution et 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques [...]. Le critère de légalité requis pour pouvoir déroger au principe de la liberté d'expression est ainsi rencontré ;
C'est par ailleurs vainement que [le demandeur] soutient que l'article 1382 du Code civil ne serait pas une base claire et prévisible pour trancher le litige ;
L'article 1382 du Code civil constitue le droit commun de la responsabilité et est applicable aux organes de presse, qui ne peuvent ignorer que leur responsabilité est susceptible d'être engagée si l'exercice de la liberté de la presse cause un préjudice découlant de l'atteinte à ‘des droits d'autrui' (terminologie utilisée par l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales), parmi lesquels figure le droit à la vie privée. Comme l'ont rappelé les premiers juges, les articles 1382 et suivants du Code civil, tels qu'ils sont interprétés par la doctrine et la jurisprudence belges, constituent une loi suffisamment accessible, claire, précise et prévisible au sens de l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour justifier d'éventuelles restrictions à la liberté d'expression ;
3. [Le demandeur] soutient que [le défendeur] ne serait pas fondé à invoquer un droit à l'oubli dès lors que fait défaut en l'espèce une des conditions de reconnaissance de ce droit requise par la jurisprudence qu'il cite, étant une redivulgation des faits judiciaires par une nouvelle publication, donnant de la sorte une nouvelle actualité à des faits anciens. Selon [le demandeur], cette condition n'est pas remplie dès lors qu'il s'agit en l'espèce uniquement d'un archivage de l'article d'origine mis en ligne sur internet. Son raisonnement ne peut être suivi ;
À côté de la traditionnelle facette du droit à l'oubli liée à la redivulgation par la presse du passé judiciaire d'une personne, existe une seconde facette liée à l'effacement des données numériques et, en particulier, des données disponibles sur internet ;
Le litige, qui concerne la numérisation d'archives journalistiques, est une problématique qui relève de la seconde facette du droit à l'oubli, étant le droit à l'oubli numérique. Ce droit à l'oubli numérique vise la possibilité pour une personne de demander l'effacement des données qui la concernent, et plus spécifiquement des données mises en ligne, après une période donnée [...] ;
4. Le droit à l'oubli numérique a été tout récemment consacré par la Cour de justice de l'Union européenne (C.J.U.E., gr. ch., 13 mai 2014, aff. C.-131/12). Dans cet arrêt, la Cour a considéré que la condition liée à la redivulgation de l'information se déduisait de l'effet de l'outil de recherche qui met ‘en une' une information qui, sinon, serait invisible sur la toile [...]. Certes, cet arrêt concernait un litige opposant un citoyen espagnol à l'exploitant d'un moteur de recherche (Google). Les principes dégagés par cet arrêt peuvent toutefois être transposés en l'espèce dans la mesure où l'éditeur permet également une mise ‘en une' de l'article litigieux via le moteur de recherche de son site consultable gratuitement, ‘mise en une' qui est par ailleurs multipliée considérablement par le développement des logiciels d'exploration des moteurs de recherche du type Google ;
5. C'est vainement que [le demandeur] soutient que seuls auraient qualité pour répondre de la demande les moteurs de recherche tels que Google et que l'action a été dirigée erronément contre lui. L'indexation de l'article litigieux sur les moteurs de recherche n'est en effet possible que parce qu'il se trouve sur la banque de données ... de manière non anonymisée et sans aucune balise de désindexation [...]. [Le défendeur] est recevable à introduire son action contre l'éditeur de presse en vue d'obtenir l'anonymisation de l'article le concernant, solution de nature à le faire disparaître des résultats des moteurs de recherche obtenus sur la base de l'indication de ses nom et prénom [...] ;
6. Pour reconnaître un droit à l'oubli, il faut qu'il y ait une divulgation initiale licite des faits, que les faits soient d'ordre judiciaire, qu'il n'existe pas d'intérêt contemporain à la divulgation, qu'il y ait absence d'intérêt historique des faits, qu'il y ait un certain laps de temps entre les deux divulgations (ou plus exactement, s'agissant d'archivage en ligne d'un article paru à l'époque des faits, un laps de temps entre la première diffusion de l'article, peu importe son support, et la demande d'anonymisation), que la personne concernée n'ait pas de vie publique, qu'elle ait un intérêt à la resocialisation et qu'elle ait apuré sa dette [...] ;
7. [Le défendeur] n'exerce aucune fonction publique ; sa seule qualité de médecin ne justifie nullement le maintien, quelque vingt ans après les faits, de son identité dans l'article mis en ligne ; un tel maintien apparaît illégitime et disproportionné, dès lors qu'il n'apporte aucune plus-value à l'article et est de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation [du défendeur], lui créant un casier judiciaire virtuel, alors qu'il a non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et a purgé sa peine mais qu'en outre, il a été réhabilité [...] ;
8. Contrairement à ce que soutient [le demandeur], supprimer les nom et prénom [du défendeur] ne rend pas l'information sans intérêt dès lors que cette suppression n'aura aucun impact sur l'essence même de l'information livrée, laquelle concerne un tragique accident de roulage dû notamment aux méfaits de l'alcool ;
Les arguments développés par [le demandeur], tirés du devoir de mémoire et de la nécessité de préserver le caractère complet et fidèle des archives, ne sont pas pertinents. En effet, il n'est nullement demandé de supprimer les archives mais uniquement d'anonymiser la version électronique de l'article litigieux ; les archives papier demeurent intactes tandis que [le demandeur] conserve la possibilité de garantir l'intégrité de la version originale numérique [...] ;
9. En refusant, dans le contexte propre à la cause et sans motif raisonnable, d'accéder à la demande d'anonymisation de l'article litigieux, alors que cette demande dûment motivée par la situation professionnelle et familiale [du défendeur] avait été formulée à plusieurs reprises par écrit [...], qu'elle s'inscrivait dans le cadre d'une revendication légitime du droit à l'oubli, composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée, et qu'elle ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression de la presse, [le demandeur] n'a pas agi comme aurait agi tout éditeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances ;
Ce refus est constitutif de faute ».
Griefs
Le motif reproduit supra, sub 4, peut signifier :
- que les juges du fond n'ont pas examiné le point de savoir quelle(s) norme(s) de droit communautaire étai(en)t interprétée(s) par l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 13 mai 2014 (affaire C-131/12) ou ont admis que la ou les normes de droit communautaire interprétée(s) par cet arrêt étai(en)t inapplicable(s) au litige opposant le demandeur au défendeur mais ont néanmoins considéré que pouvait se déduire de l'arrêt la reconnaissance prétorienne d'un droit subjectif à l'oubli numérique (première interprétation) ;
- que les juges du fond ont estimé que les dispositions de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données qui sont interprétées par l'arrêt précité du 13 mai 2014 à la suite d'un renvoi préjudiciel par un juge espagnol et les dispositions de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l'égard des traitements de données à caractère personnel sont applicables au litige opposant le demandeur au défendeur et constituent le fondement légal du droit à l'oubli numérique invoqué par le défendeur (seconde interprétation).
Première branche
1. L'article 8, § 1er, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dispose que « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
L'article 10 de cette convention dispose :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d'autorisations.
2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».
Les mêmes droits sont garantis respectivement par les articles 22 (respect de la vie privée et familiale), 19 et 25 (liberté de manifester ses opinions et liberté de la presse) de la Constitution.
Le Pacte international relatif aux droits civils politiques garantit dans des termes analogues à la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales le droit au respect de la vie privée (article 17) et le droit à la liberté d'expression (article 19).
La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d'une société démocratique et les garanties accordées à la presse revêtent une importance particulière.
L'article 10 de la Convention et l'article 19 du Pacte garantissent non seulement le droit de communiquer des informations mais aussi celui, pour le public, d'en recevoir. Les juridictions nationales doivent, à l'instar de la Cour européenne des droits de l'homme, faire preuve de la plus grande prudence lorsqu'elles sont appelées à examiner, sous l'angle des articles 10 de la Convention et 19 du Pacte, des mesures ou des sanctions imposées à la presse qui sont de nature à la dissuader de participer à la discussion de problèmes d'intérêt général légitime. Toute mesure limitant l'accès à des informations que le public a le droit de recevoir doit être justifiée par des raisons impérieuses.
Grâce à leur accessibilité ainsi qu'à leur capacité à conserver et à diffuser de grandes quantités de données, les sites internet contribuent à améliorer l'accès du public à l'actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l'information. Les archives publiées sur les sites internet sont une source précieuse pour l'enseignement et les recherches historiques, notamment en ce qu'elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites. La constitution d'archives numériques à partir d'informations déjà publiées et leur mise à la disposition du public sont l'une des fonctions de la presse dans une société démocratique et relèvent, à ce titre, du champ d'application des articles 10 de la Convention et 19 du Pacte.
En conséquence, les restrictions apportées à la constitution d'archives numériques par les organes de la presse écrite et à la mise en ligne de ces articles doivent répondre aux conditions prévues par l'article 10, § 2, de la Convention. Ces restrictions doivent ainsi être « prévues par la loi », au sens autonome donné à cette expression par la Convention.
L'article 19, § 3, du Pacte dispose également que les restrictions à la liberté d'expression doivent être prévues par la loi.
Une ingérence n'est prévue par la loi au sens de la Convention et du Pacte que si cette loi est suffisamment accessible au justiciable et que son champ d'application et son contenu normatif sont suffisamment précis pour permettre d'en apprécier les conséquences raisonnablement prévisibles.
Si, dans un État où le système juridique se fonde sur la force obligatoire des précédents, un tel précédent, uniformément respecté par les juges appelés à statuer ultérieurement sur la même question, constitue une loi au sens de l'article 10, § 2, de la Convention et 19, § 3, du Pacte, il n'en va pas de même de « la doctrine et de la jurisprudence » dans un système juridique qui, tel le droit belge, ne reconnaît pas la force obligatoire des précédents.
Il se déduit de l'article 53 de la Convention, selon lequel aucune des dispositions de celle-ci ne peut s'interpréter comme limitant les droits et libertés garantis par le droit d'une partie contractante, que, dans un tel système, la « doctrine et la jurisprudence » ne peuvent être assimilées à une loi, au sens de l'article 10, § 2, de la Convention.
Selon l'article 6 du Code judiciaire, les juges ne peuvent prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. Il découle de ce principe, combiné avec les articles 10, § 2, de la Convention et 19, § 3, du Pacte, qu'une restriction à la liberté d'expression - laquelle inclut le droit de constituer des archives numériques à partir d'informations déjà publiées et de les mettre à la disposition du public, gratuitement ou contre rémunération -, ne peut se fonder sur la seule jurisprudence si celle-ci ne repose pas sur une loi suffisamment claire, précise et accessible.
2. L'arrêt attaqué fonde la condamnation du demandeur notamment sur les motifs suivants : - « le droit à l'oubli est considéré par la doctrine et par la jurisprudence comme faisant partie intégrante du droit au respect de la vie privée tel qu'il est consacré par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par les articles 22 de la Constitution et 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques » ; - « le droit à l'oubli numérique a tout récemment été consacré par la Cour de justice de l'Union européenne » ; - « les principes dégagés par cet arrêt (soit l'arrêt rendu par la Cour de justice de l'Union européenne dans l'affaire C-131/12) peuvent [...] être transposés en l'espèce ».
C'est à tort que l'arrêt déduit des motifs précités que « le critère de légalité requis pour pouvoir déroger au principe de la liberté d'expression est ainsi rencontré ». En se fondant sur l'existence d'une doctrine et d'une jurisprudence nationales et sur un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne, dont il estime les principes transposables au cas d'espèce (dans la « première interprétation » du motif reproduit supra, sub 4), pour légitimer une ingérence dans le droit à la liberté d'expression, l'arrêt attaqué méconnaît le principe que les ingérences dans l'exercice de ce droit doivent être prévues par la loi (violation des articles 10, spécialement § 2, et 53 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 19, spécialement § 3, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 6 du Code judiciaire et, en tant que de besoin, du principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne).
3. Certes, l'arrêt se fonde en outre sur le motif que « l'article 1382 du Code civil constitue le droit commun de la responsabilité et est applicable aux organes de presse qui ne peuvent ignorer que leur responsabilité est susceptible d'être engagée si l'exercice de la liberté de la presse cause un préjudice résultant de ‘l'atteinte à des droits d'autrui' (terminologie utilisée par l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales), parmi lesquels figure le droit à la vie privée. Comme l'ont rappelé les premiers juges, les articles 1382 et suivants du Code civil, tels qu'ils sont interprétés par la doctrine et la jurisprudence belges, constituent une loi suffisamment claire, précise, accessible et prévisible au sens de l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales pour justifier d'éventuelles restrictions à la liberté d'expression [...]. En refusant, dans le contexte propre à la cause et sans motif raisonnable, d'accéder à la demande d'anonymisation de l'article litigieux, alors que cette demande dûment motivée par la situation professionnelle et familiale [du défendeur] avait été formulée à plusieurs reprises par écrit, qu'elle s'inscrivait dans le cadre d'une revendication légitime du droit à l'oubli, composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée, et qu'elle ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression de la presse, [le demandeur] n'a pas agi comme aurait agi tout éditeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Ce refus est constitutif de faute ». Toutefois, pour décider que le demandeur « n'a pas agi comme aurait agi tout éditeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances », l'arrêt attaqué se fonde sur l'existence d'un droit « à l'effacement des données numériques et, en particulier, des données disponibles sur internet », droit dont l'existence serait, selon la cour d'appel, consacrée par « la doctrine et la jurisprudence » nationales et la décision de la Cour de justice de l'Union européenne invoquées dans les considérants précités.
Il ressort de l'ensemble des motifs de l'arrêt attaqué et notamment de ceux qui sont reproduits dans le moyen que la faute retenue à charge du demandeur consiste uniquement à ne pas avoir respecté un droit subjectif qui n'est consacré ni par une loi interne claire, précise et accessible, ni par une norme internationale supérieure, mais exclusivement par la « doctrine et la jurisprudence ». L'article 1382 du Code civil ne peut, dans le raisonnement de la cour d'appel, justifier la condamnation du demandeur que parce que les juges lui imputent à faute d'avoir méconnu un droit subjectif préexistant, soit le droit à l'oubli numérique. Dès lors, l'article 1382 du Code civil ne constitue pas le fondement véritable de l'ingérence consacrée par l'arrêt attaqué dans le droit à la liberté d'expression. Le fondement de cette ingérence se trouve uniquement dans la portée donnée par l'arrêt attaqué à la doctrine et à la jurisprudence nationales et à l'arrêt déjà cité de la Cour de justice de l'Union européenne.
En conséquence, en fondant sur les motifs précités la condamnation du demandeur, l'arrêt attaqué méconnaît l'exigence de légalité imposée par les instruments internationaux visés en tête du moyen (violation des articles 10, spécialement § 2, et 53 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 19, spécialement § 3, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 6 du Code judiciaire et, en tant que de besoin, des articles 1382, 1383 du Code civil et du principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne).
Deuxième branche
1. Le droit à la vie privée et familiale garanti par l'article 22 de la Constitution, par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par l'article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques comprend le droit pour la personne qui a été reconnue coupable d'un crime ou d'un délit de s'opposer dans certaines circonstances à ce que son histoire soit rappelée au public à l'occasion d'une nouvelle divulgation des faits. La nouvelle divulgation suppose, soit qu'un article rappelant les faits anciens soit publié dans une édition ou livraison ultérieure d'un quotidien ou d'un périodique (presse papier ou presse en ligne), soit que les faits anciens soient relatés dans un livre publié pour la première fois un certain temps après qu'ils ont été divulgués par la presse écrite ou par la voie des ondes, soit encore qu'ils soient évoqués dans un nouveau programme de radio ou de télévision, voire dans un documentaire ou un long métrage dont le contenu diffère pour le surplus de la ou des émission(s) contemporaine(s) de l'événement.
En revanche, s'agissant de la presse écrite, le droit au respect de la vie privée et familiale ne s'oppose pas à ce que les éditions des journaux ayant relaté un fait divers, un crime ou un délit ou la condamnation de leur auteur, identifié par son patronyme, soient conservées dans les bibliothèques accessibles, soit à la généralité du public, soit à un public large muni d'une habilitation spécifique (fonctionnaires, étudiants). En ce qui concerne la Bibliothèque royale de Belgique, l'archivage de certains périodiques constitue non seulement un droit mais une obligation : la loi du 8 avril 1965 instituant le dépôt légal à la Bibliothèque royale de Belgique lui fait obligation de conserver et de rendre accessible au public, sans limitation de temps, un exemplaire de chaque périodique publié dans le royaume paraissant moins d'une fois par semaine. Ces exemplaires des périodiques ne peuvent être modifiés en aucune manière, ni caviardés pour en rendre un élément illisible, aussi dérisoire ou peu significatif soit cet élément. En particulier, la Bibliothèque royale n'a pas le droit de caviarder les noms des personnes mentionnées dans les rubriques judiciaires ou « faits divers » des périodiques soumis au dépôt légal et les autres bibliothèques publiques ou semi-publiques n'ont aucune obligation de procéder à un tel caviardage. Aucune disposition légale ou réglementaire n'interdit aux bibliothèques publiques (y compris la Bibliothèque royale) de permettre aux visiteurs de commander, le cas échéant moyennant rémunération, photocopie intégrale de tous et chacun des articles des quotidiens et périodiques qui y sont conservés. Quant aux éditeurs de journaux et périodiques eux-mêmes, aucune norme nationale ou internationale ne leur interdit de rendre accessibles au public les archives où ils conservent les exemplaires de leurs propres journaux ou périodiques.
Dans toutes les hypothèses visées à l'alinéa précédent, il n'y a pas nouvelle divulgation et, dès lors, il ne saurait y avoir violation du droit à l'oubli considéré comme un élément du droit au respect de la vie privée garanti par l'article 22 de la Constitution et par les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
La modification du support de l'archivage, le passage du papier à l'archivage sur microfilms, aux bandes magnétiques et, ultérieurement, à l'archivage numérique ne peuvent entraîner une modification des principes que l'on vient de rappeler. L'intérêt légitime du public à l'accès aux archives électroniques publiques est protégé par l'article 10 de la Convention et par l'article 19 du Pacte. La mise en ligne d'un numéro ancien d'un quotidien ou périodique, dans le cadre d'un archivage numérique accessible au public, gratuitement ou contre rémunération, ne constitue pas une nouvelle divulgation susceptible de porter atteinte au droit à l'oubli d'une personne dont les nom et prénom sont mentionnés dans ce numéro ancien, en relation avec des faits susceptibles d'entraîner une condamnation pénale.
2. C'est dès lors à tort que l'arrêt attaqué décide qu'à côté « de la traditionnelle facette du droit à l'oubli, liée à la redivulgation par la presse du passé judiciaire d'une personne, existe une seconde facette liée à l'effacement des données numériques et, en particulier, des données disponibles sur internet ; que le litige, qui concerne la numérisation d'archives journalistiques, est une problématique qui relève de la seconde facette du droit à l'oubli, étant le droit à l'oubli numérique ; que ce droit à l'oubli numérique vise la possibilité pour une personne de demander l'effacement des données qui la concernent, et plus spécifiquement des données mises en ligne, après une période donnée [...] ; [que], pour reconnaître un droit à l'oubli, il faut qu'il y ait une divulgation initiale licite des faits, que les faits soient d'ordre judiciaire, qu'il n'existe pas d'intérêt contemporain à la divulgation, qu'il y ait absence d'intérêt historique des faits, qu'il y ait un certain laps de temps entre les deux divulgations (ou plus exactement, s'agissant d'archivage en ligne d'un article paru à l'époque des faits, un laps de temps entre la première diffusion de l'article, peu importe son support, et la demande d'anonymisation), que la personne concernée n'ait pas de vie publique, qu'elle ait intérêt à la resocialisation et qu'elle ait apuré sa dette ».
En reconnaissant, par les motifs précités, l'existence d'un droit à l'oubli numérique consistant dans la possibilité de demander l'anonymisation, aux conditions qu'il précise, d'archives numériques de quotidiens et périodiques de la presse écrite, et en considérant que l'archivage en ligne d'un article paru à l'époque des faits équivaut à une « redivulgation des faits », qui méconnaît le droit à l'oubli numérique, l'arrêt attaqué viole les articles 22 de la Constitution, 8 de la Convention et 17 du Pacte, en attachant au droit au respect de la vie privée, garanti par ces dispositions, des conséquences qu'elles ne comportent pas (violation desdits articles et, en tant que de besoin, du principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne).
L'arrêt attaqué viole en outre les articles 10 de la Convention et 19 du Pacte, en justifiant une ingérence illicite dans le droit à la liberté d'expression, laquelle protège notamment l'intérêt légitime du public à pouvoir accéder à des archives en ligne permettant la consultation « à l'identique » d'articles parus dans les numéros anciens de quotidiens ou périodiques, tels qu'ils ont été publiés dans le passé et figurent dans les archives physiques de l'organe de presse, sans aucune altération ni caviardage ni modification de leur contenu, qu'il s'agisse de la suppression des nom et prénom d'une personne citée dans un numéro ancien ou de tout autre ajout, retranchement ou rectification (violation des articles 10 de la Convention, 19 du Pacte et, en tant que de besoin, 19, 22, 25 de la Constitution, 8 de la Convention, 17 du Pacte, du principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne, des articles 1er et 2 de la loi du 8 avril 1965 instituant le dépôt légal à la Bibliothèque royale de Belgique, l'article 1er tel qu'il a été modifié par la loi du 19 décembre 2006).
L'arrêt attaqué viole enfin la notion légale de faute, au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil, en décidant que le demandeur « n'a pas agi comme aurait agi tout éditeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances », en refusant, « dans le contexte propre à la cause et sans motif raisonnable, d'accéder à la demande d'anonymisation de l'article litigieux, alors que cette demande dûment motivée par la situation professionnelle et familiale [du défendeur] avait été formulée à plusieurs reprises par écrit [...], qu'elle s'inscrivait dans le cadre d'une revendication légitime du droit à l'oubli, composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée, et qu'elle ne constituait pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d'expression de la presse ». Contrairement à ce que décide l'arrêt attaqué, le refus d'accéder à une demande fondée sur l'allégation d'un droit subjectif à l'oubli contraire au droit à la liberté d'expression, laquelle protège notamment l'intérêt légitime du public à l'accès aux archives numériques publiques, ne saurait être considéré ni comme la violation d'une norme générale et obligatoire ni comme un comportement contraire à celui qu'adopterait tout éditeur normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Un tel refus ne saurait, dès lors, être constitutif de faute aquilienne (violation des articles 1382 et 1383 du Code civil, combinés avec les articles 19, 22, 25 de la Constitution, 8, 10 de la Convention, 17, 19 du Pacte et, en tant que de besoin, du principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne, des articles 1er et 2 de la loi du 8 avril 1965 instituant le dépôt légal à la Bibliothèque royale de Belgique, l'article 1er tel qu'il a été modifié par la loi du 19 décembre 2006).
3. La décision attaquée n'est pas légalement justifiée par les motifs reproduits dans le préambule du moyen sous les numéros 7 et 8. En effet, il ne s'agit pas de mettre en balance, d'une part, le droit du défendeur à s'opposer à une atteinte « indéfinie » à sa réputation et, d'autre part, l'intérêt de la mention de son nom et de son prénom au regard de la nature « de l'information livrée ». L'intérêt qui doit être sauvegardé en l'espèce est lié à la notion même d'archivage en ligne, qui suppose une correspondance « trait pour trait », sans ajout, retranchement ni altération, entre l'article publié dans sa version papier et l'article mis en ligne. Toute altération, aussi infime soit-elle, par rapport à l'article initial archivé, constitue une « réécriture » inconciliable avec le principe de l'archivage.
En conséquence, en condamnant le demandeur à remplacer, dans la version de l'article « ... », paru le ..., figurant sur le site ... et toute autre banque de données placée sous sa responsabilité, le prénom et le patronyme du défendeur par la lettre X, l'arrêt attaqué porte atteinte au droit de l'organe de presse dont le demandeur est éditeur responsable à constituer des archives en ligne reproduisant fidèlement, trait pour trait, les articles publiés dans le passé. L'arrêt attaqué porte ainsi illégalement atteinte à un élément de la liberté d'expression (violation des articles 19, 22, 25 de la Constitution, 8, 10 de la Convention, 17, 19 du Pacte et, en tant que de besoin, 1382, 1383 du Code civil, 1er, 2 de loi du 8 avril 1965 instituant le dépôt légal à la Bibliothèque royale de Belgique - l'article 1er tel qu'il a été modifié par la loi du 19 décembre 2006 - et du principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne).
Troisième branche
1. Dans ses conclusions devant la cour d'appel, le défendeur a expressément reconnu que sa demande ne se fondait pas sur les dispositions de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 : « on soulignera ensuite que l'affaire Google s'inscrit dans le cadre de l'interprétation à titre préjudiciel du droit communautaire européen, et plus particulièrement de la directive 95/46 sur la protection des données à caractère personnel. Il s'agit donc d'un fondement juridique différent de celui de la présente cause, fondé sur les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 22 de la Constitution. Certes, l'avocat général aborde in fine l'article 7 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne et, à travers lui, l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, mais à titre subsidiaire et toujours à travers le prisme de la directive 95/46. Et la question qu'il pose à cet égard n'est pas si l'article 8 de la Convention peut fonder la reconnaissance ponctuelle, dans certains cas, d'un droit à l'oubli, mais si les articles 12 et 14 de la directive 95/46 doivent être interprétés comme conférant un droit à l'oubli général et absolu ».
Le défendeur a en outre expressément reconnu que sa demande n'avait pas davantage pour fondement la loi du 8 décembre 1992 : « c'est à tort que [le demandeur] croit pouvoir tirer argument de l'ordonnance rendue comme en référé au titre de cessation par le président du tribunal de première instance de Bruxelles le 9 octobre 2012 [...] ; le fondement juridique et la procédure suivie étaient fondamentalement différents, le sieur M. basant son action sur la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l'égard des traitements de données à caractère personnel, avec une action en cessation comme en référé, là où le [demandeur] a introduit la présente cause par une procédure normale, au fond, sur pied de l'article 1382 du Code civil ».
2. Si le juge est, en règle, tenu de trancher le litige conformément à la règle de droit qui lui est applicable et s'il a l'obligation, en respectant les droits de la défense, de relever d'office les moyens de droit dont l'application est commandée par les faits spécialement invoqués par les parties au soutien de leurs prétentions, il en va autrement lorsque la partie qui a porté une demande devant le juge déclare explicitement, par voie de conclusions, que cette demande n'a pas pour fondement telle disposition légale qu'elle précise. En pareil cas, le principe dispositif interdit au juge de se fonder sur la disposition légale ainsi récusée par la partie qui pourrait, le cas échéant, en bénéficier.
En conséquence, en fondant sa décision sur le motif reproduit supra, sub 4, compris dans la seconde interprétation dont il est susceptible, l'arrêt attaqué viole le principe dispositif, en passant outre à la volonté exprimée par le défendeur (demandeur à l'action introduite devant le tribunal) de ne fonder sa demande ni sur la directive ni sur la loi du 8 décembre 1992 (violation du principe général du droit dit principe dispositif, consacré par l'article 1138, 2°, du Code judiciaire, et du principe général du droit suivant lequel le juge est tenu de déterminer et d'appliquer la norme juridique qui régit la demande portée devant lui).
Si le demandeur a suggéré, dans ses conclusions, que la cour d'appel sursoie à statuer en attendant la décision à rendre par la Cour de justice de l'Union européenne dans l'affaire C-131/12, il n'a pas conclu sur la portée des dispositions de la directive qui faisaient l'objet du renvoi préjudiciel, pas plus que sur la portée de la loi du 8 décembre 1992. Le demandeur n'avait pas à conclure sur la portée de cette directive ou de cette loi, dès lors que le défendeur avait déclaré en conclusions qu'il ne fondait sa demande de réparation ni sur l'une ni sur l'autre. En conséquence, en fondant sa décision sur le motif reproduit supra, sub 4, compris dans la seconde interprétation dont il est susceptible, l'arrêt attaqué viole le principe général du droit relatif au respect des droits de la défense en n'ordonnant pas la réouverture des débats pour permettre aux parties de conclure sur la portée des dispositions de la directive interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne dans l'affaire C-131/12, sur la portée de la loi du 8 décembre 1992 et sur l'éventuelle application de ces dispositions au litige opposant le demandeur au défendeur.
Quatrième branche
L'arrêt C-131/12 de la Cour de justice de l'Union européenne a été rendu après que les deux parties en cause dans le présent litige eurent déposé leurs dernières conclusions devant la cour d'appel. Dès lors, en fondant sa décision sur le motif que cet arrêt a consacré « le droit à l'oubli numérique » et que « les principes dégagés par cet arrêt peuvent être transposés à l'espèce », sans ordonner la réouverture des débats pour permettre aux parties de conclure sur la portée dudit arrêt, l'arrêt attaqué viole le principe général du droit relatif au respect des droits de la défense.
Cinquième branche
L'article 8, § 1er, de la loi du 8 décembre 1992 interdit « le traitement de données à caractère personnel relatives à des litiges soumis aux cours et tribunaux ainsi qu'aux juridictions administratives, à des suspicions, des poursuites ou des condamnations ayant trait à des infractions, ou à des sanctions administratives ou des mesures de sûreté ».
L'article 12, § 1er, de cette loi dispose que toute personne « a le droit d'obtenir sans frais la rectification de toute donnée à caractère personnel inexacte qui la concerne » et « a en outre le droit de s'opposer, pour des raisons sérieuses et légitimes tenant à une situation particulière, à ce que des données la concernant fassent l'objet d'un traitement, sauf lorsque la licéité du traitement est basée sur les motifs visés à l'article 5, b) et c) » (l'article 5, b) et c), vise l'exécution d'un contrat ou l'obligation imposée au responsable du traitement par ou en vertu d'une loi, d'un décret ou d'une ordonnance).
L'article 3, § 3, a), de la même loi dispose que l'interdiction prévue par l'article 8 précité ne s'applique pas « aux traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d'expression artistique ou littéraire lorsque le traitement se rapporte à des données rendues manifestement publiques par la personne concernée ou à des données qui sont en relation étroite avec le caractère public de la personne concernée ou du fait dans lequel elle est impliquée ».
L'article 3, § 3, c), de ladite loi dispose en outre que l'article 12 précité ne s'applique pas « aux traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d'expression artistique ou littéraire dans la mesure où leur application compromettrait une publication en projet ou fournirait des indications sur les sources d'information ».
À supposer que les articles 8 et 12 de la loi du 8 décembre 1992 doivent se comprendre comme consacrant un droit à l'oubli numérique, il se déduit de l'article 3, § 3, a) et c), de la même loi que ce droit ne peut avoir pour effet d'entraver l'exercice des activités de journalisme, lesquelles comprennent la mise en ligne, gratuitement ou moyennant rémunération, des archives du journal.
Lus à la lumière de l'article 3, § 3, a) et c), les articles 8 et 12 de la loi du 8 décembre 1992 ne permettent pas que soit imposée aux éditeurs responsables de quotidiens et périodiques de la presse écrite l'obligation d'altérer le contenu des articles de leurs archives numériques mises à la disposition du public, gratuitement ou moyennant rémunération, qu'il s'agisse de supprimer les nom et prénom d'une personne qui avait été citée dans l'édition originale d'un article ou de tout autre ajout, retranchement ou rectification. Lus à la lumière de l'article 3, § 3, a) et c), les articles 8 et 12 de la loi du 8 décembre 1992 ne peuvent avoir pour effet d'imposer aux organes de presse des manipulations de leurs archives en ligne qui auraient pour conséquence qu'un article mis en ligne ne correspondrait pas trait pour trait à l'article initialement publié dans un numéro du quotidien ou périodique conservé dans les archives papier.
En conséquence, en fondant sa décision sur le motif reproduit supra, sub 4, compris dans la seconde interprétation dont il est susceptible, l'arrêt attaqué viole la loi du 8 décembre 1992 (violation de toutes les dispositions visées en tête du moyen de la loi du 8 décembre 1992 et, en tant que de besoin, des articles 9, 12, b), et 14, alinéa 1er, a), de la directive visée en tête du moyen).
Sixième branche
L'article 9 de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 dispose que « les États membres prévoient, pour les traitements de données à caractère personnel effectués aux seules fins de journalisme ou d'expression artistique ou littéraire, des exemptions et dérogations au présent chapitre, au chapitre IV et au chapitre VI dans la seule mesure où elles s'avèrent nécessaires pour concilier le droit à la vie privée avec les règles régissant la liberté d'expression ».
Parmi les dispositions de cette directive devant faire l'objet des « exemptions et dérogations » visées à l'article 9 figurent l'article 12, b) (droit pour la personne d'obtenir, à certaines conditions, la rectification, l'effacement ou le verrouillage de données à caractère personnel la concernant), et l'article 14, alinéa 1er, a) (droit, pour la personne concernée, de s'opposer, dans certains cas, « pour des raisons prépondérantes et légitimes tenant à sa situation particulière », à ce que des données la concernant fassent l'objet d'un traitement).
En conséquence, si les dispositions de la loi du 8 décembre 1992 visées dans la cinquième branche du moyen doivent être interprétées en ce sens qu'elles imposent aux éditeurs responsables de quotidiens et périodiques de la presse écrite l'obligation d'altérer le contenu des articles de leurs archives numériques mises à la disposition du public, gratuitement ou moyennant rémunération, que cette altération consiste à supprimer les nom et prénom d'une personne qui avait été citée dans l'édition originale d'un article ou en tout autre ajout, retranchement ou rectification ayant pour conséquence que les articles mis en ligne ne correspondraient pas trait pour trait aux articles initialement publiés dans les numéros des quotidiens ou périodiques conservés dans les archives papier, ces normes nationales sont incompatibles avec l'article 9 déjà cité de la directive.
Dès lors, en fondant sa décision sur le motif reproduit supra, sub 4, compris dans la seconde interprétation dont il est susceptible, l'arrêt attaqué applique illégalement des normes nationales violant le droit communautaire (violation des articles 9, 12, b), et 14, alinéa 1er, a), de la directive visée en tête du moyen et du principe général du droit de la primauté du droit communautaire sur toutes les normes nationales et, en tant que de besoin, du principe général du droit de la primauté sur toutes les normes nationales de la norme d'un traité international ayant un effet direct en droit interne).
Septième branche
Si la Cour estime que le motif de l'arrêt attaqué reproduit supra, sub 4, justifie légalement la décision entreprise dans l'une des deux interprétations dont il est susceptible et ne la justifie pas dans l'autre, cet arrêt est entaché d'une ambiguïté qui met la Cour dans l'impossibilité d'en contrôler la légalité. Pareille ambiguïté de motifs équivaut à l'absence de motifs (violation de l'article 149 de la Constitution).
Huitième branche
L'article 634 du Code d'instruction criminelle dispose :
« La réhabilitation fait cesser pour l'avenir, dans la personne du condamné, tous les effets de la condamnation, sans préjudice des droits acquis aux tiers.
Notamment :
Elle fait cesser dans la personne du condamné les incapacités qui résultaient de la condamnation ;
Elle empêche que cette décision serve de base à la récidive, fasse obstacle à la condamnation conditionnelle ou soit mentionnée dans les extraits du casier judiciaire et du registre matricule militaire ;
Elle ne restitue pas au condamné les titres, grades, fonctions, emplois et offices publics dont il a été destitué ;
Elle ne le relève pas de l'indignité successorale ;
Elle n'empêche ni l'action en divorce ou en séparation de corps ni l'action en dommages-intérêts fondée sur la décision judiciaire ».
La réhabilitation dont a bénéficié un condamné ne l'autorise pas à exiger l'anonymisation, dans les archives numériques d'un quotidien, du ou des articles légalement publiés dans le passé, qui mentionnaient son nom et son prénom en relation avec les faits qui ont ultérieurement entraîné sa condamnation pénale.
La décision critiquée n'est dès lors pas légalement justifiée par la considération que le maintien de l'article litigieux, non anonymisé, dans les archives du journal ... « est de nature à porter indéfiniment et gravement atteinte à la réputation [du défendeur], lui créant un casier judiciaire virtuel, alors qu'il a non seulement été définitivement condamné pour les faits litigieux et a purgé sa peine mais qu'en outre, il a été réhabilité ».
En fondant sa décision sur le motif précité, l'arrêt attaqué confère à la réhabilitation du défendeur des effets que celle-ci ne peut avoir (violation de l'article 634 du Code d'instruction criminelle).
III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Quant à la première branche :
Aux termes de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire, dans sa version applicable au litige, sauf devant le juge de paix, le juge des référés et le juge des saisies, sont, à peine de nullité, communiquées au ministère public, les demandes en matière civile mues en raison d'un délit de presse.
Pour qu'il y ait délit de presse, il est nécessaire que la manifestation de la pensée par la voie de la presse revête un caractère délictueux.
L'arrêt attaqué constate qu'« aux termes de la citation introductive d'instance, il était fait grief [au demandeur] d'avoir mis en ligne l'article litigieux à partir de 2008 et surtout d'avoir maintenu en ligne en l'état ledit article, alors que [le défendeur] avait expressément sollicité son retrait ou, à tout le moins, son anonymisation », et que, dans les conclusions prises devant le premier juge, « seul ce deuxième grief a été maintenu ».
En considérant que « le délit de presse est une infraction de droit commun qui se caractérise par son mode d'exécution (par la voie de la presse) », que « le grief tiré du maintien en ligne non anonymisé de l'article litigieux n'équivaut pas à une mise en cause du contenu même de l'article publié », qu'« à aucun moment, [le défendeur] n'a mis en cause le contenu de l'article publié dans le quotidien ... en ... », qu'il « relève au contraire expressément que l'article publié en ... ‘en lui-même ne revêtait aucun caractère fautif' », que, « pour le surplus, le contenu de cet article ne révèle aucune infraction pénale » et que « le comportement fautif imputé [au demandeur] [...] n'est pas constitutif d'infraction pénale », l'arrêt attaqué justifie légalement sa décision que « la demande formée par [le défendeur] n'est aucunement mue en raison d'un délit de presse, de sorte que la cause ne devait pas obligatoirement être communiquée au ministère public », et qu'« il n'y a en conséquence pas lieu à annulation du jugement entrepris sur la base de l'article 764, alinéa 1er, 4°, du Code judiciaire ».
Quant à la seconde branche :
L'arrêt attaqué constate que le demandeur « soutient [...] que l'action, non fondée sur un délit de presse, serait irrecevable contre lui, seule la société anonyme ..., en qualité de propriétaire du site internet sur lequel l'article [litigieux] est publié, étant responsable des décisions de publication, archivage et autres ».
Il considère que, bien que « les règles de la responsabilité en cascade de la presse, telles qu'elles sont prévues par l'article 25 de la Constitution, ne trouvent pas à s'appliquer [...] dès lors qu'il ne s'agit pas d'un problème de rédaction d'article », le défendeur « est recevable à mettre en cause la responsabilité [du demandeur], en qualité d'éditeur responsable du quotidien ..., dès lors que le maintien ou non d'un article en ligne relève d'un choix éditorial ».
L'arrêt attaqué a pu, sans se contredire, considérer, d'une part, résumant ainsi les motifs reproduits en réponse à la première branche du moyen par lesquels la cour d'appel venait d'exclure l'existence d'un délit de presse, que celle-ci n'était pas en présence « d'un problème de rédaction d'article », d'autre part, que la faute reprochée au demandeur relève « d'un choix éditorial ».
Par cette dernière considération, qui gît en fait, l'arrêt attaqué, donnant à connaître que, d'autres responsabilités pussent-elles être engagées, une faute peut avoir été commise par le demandeur dans « un choix éditorial », justifie légalement sa décision que la demande dirigée contre lui en qualité d'éditeur responsable du quotidien ... est recevable.
L'arrêt attaqué ne fonde en revanche pas sur cette considération, qui n'a pas pour effet de dispenser le défendeur de la charge de prouver que le demandeur est l'auteur de la faute ayant causé le dommage dont il poursuit la réparation, sa décision de dire cette demande fondée.
Les autres considérations de l'arrêt attaqué que critique le moyen, en cette branche, sont surabondantes.
Le moyen, en aucune de ses branches, ne peut être accueilli.
Sur le second moyen :
Quant à la première branche :
L'arrêt attaqué considère que « les parties [...] bénéficient chacune de droits fondamentaux, étant pour [le demandeur] le droit à la liberté d'expression et pour [le défendeur] le droit au respect de la vie privée et familiale » ; que « ces deux droits [...] ne sont ni absolus ni hiérarchisés » ; que « l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales autorise des limitations à la liberté d'expression si elles sont prévues par la loi, si elles poursuivent un but légitime et si elles répondent à un impératif de proportionnalité » ; que le demandeur « soutient que le critère de légalité requis pour pouvoir déroger au principe de la liberté d'expression n'est en l'espèce pas rencontré dès lors que le droit à l'oubli, invoqué par [le défendeur], n'est reconnu par aucune loi de manière expresse ou précise », mais qu'« il ne peut être suivi », « le droit à l'oubli [étant] considéré par la doctrine et la jurisprudence comme [une] partie intégrante du droit au respect de la vie privée tel qu'il est consacré par l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et par les articles 22 de la Constitution et 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ».
Il ajoute qu'« à côté de la traditionnelle facette du droit à l'oubli, liée à la [nouvelle] divulgation par la presse du passé judiciaire d'une personne, existe une seconde facette, liée à l'effacement des données numériques et, en particulier, des données disponibles sur internet » ; que le litige « relève de [cette] seconde facette du droit à l'oubli, étant le droit à l'oubli numérique », qui « vise la possibilité pour une personne de demander l'effacement des données [mises en ligne] qui la concernent » et qui « a tout récemment été consacré par la Cour de justice de l'Union européenne » dans l'arrêt C-131/12 du 13 mai 2014 dont « les principes [...] peuvent être transposés à l'espèce ».
Il suit de ces motifs, d'une part, que l'arrêt attaqué tient, comme il l'énonce d'ailleurs, le droit à l'oubli numérique pour une « composante intrinsèque du droit au respect de la vie privée » et considère que l'ingérence que la protection de ce droit peut justifier dans le droit à la liberté d'expression est fondée, non sur la doctrine et la jurisprudence, auxquelles il ne reconnaît pas une portée générale et réglementaire, mais sur les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 22 de la Constitution, d'autre part, qu'il ne se réfère à l'arrêt qu'il cite de la Cour de justice de l'Union européenne que pour soutenir la portée qu'il prête à ce droit à l'oubli.
Le moyen, en cette branche, manque en fait.
Quant à la deuxième branche :
Si les articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui protègent la liberté d'expression et, partant, la liberté de la presse, confèrent aux organes de la presse écrite le droit de mettre en ligne des archives numériques et au public celui d'accéder à ces archives, ces droits ne sauraient être absolus mais peuvent, dans les strictes limites prévues par ces dispositions conventionnelles, céder dans certaines circonstances le pas à d'autres droits également respectables.
Le droit au respect de la vie privée, garanti par les articles 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et 22 de la Constitution, qui, comme l'admet le moyen, en cette branche, comporte le droit à l'oubli permettant à une personne reconnue coupable d'un crime ou d'un délit de s'opposer dans certaines circonstances à ce que son passé judiciaire soit rappelé au public à l'occasion d'une nouvelle divulgation des faits, peut justifier une ingérence dans le droit à la liberté d'expression.
L'archivage numérique d'un article ancien de la presse écrite ayant, à l'époque des faits, légalement relaté des événements du passé désormais couverts par le droit à l'oubli ainsi entendu n'est pas soustrait aux ingérences que ce droit peut justifier dans le droit à la liberté d'expression.
Ces ingérences peuvent consister en une altération du texte archivé de nature à prévenir ou réparer une atteinte au droit à l'oubli.
Après avoir énoncé, ainsi qu'il a été dit en réponse à la première branche du moyen, que le litige concerne « une [...] facette » du droit à l'oubli qui vise « la possibilité pour une personne de demander l'effacement des données qui la concernent, et plus spécialement des données mises en ligne, après une période donnée », « l'enjeu n'[étant] plus d'empêcher ou de sanctionner la mise en lumière de faits anciens mais d'obtenir la suppression d'informations disponibles sur internet », l'arrêt attaqué considère qu'en mettant l'article litigieux en ligne, « [le demandeur] [a permis] une mise ‘en une' de [cet] article via le moteur de recherche de son site consultable gratuitement, mise ‘en une' qui est par ailleurs multipliée considérablement par le développement des logiciels d'exploration des moteurs de recherche du type Google ».
L'arrêt attaqué décide ainsi légalement que l'archivage en ligne de l'article litigieux constitue une nouvelle divulgation du passé judiciaire du défendeur pouvant porter atteinte à son droit à l'oubli.
En ajoutant, sur la base d'énonciations, qui gisent en fait, par lesquelles il met notamment en balance, d'une part, le droit à l'oubli du défendeur, d'autre part, le droit du demandeur de constituer des archives conformes à la vérité historique et du public à les consulter, que « [le défendeur] remplit les conditions pour bénéficier d'un droit à l'oubli », que « le maintien en ligne de l'article litigieux non anonymisé, de très nombreuses années après les faits qu'il relate, est de nature à lui causer un préjudice disproportionné par rapport aux avantages liés au respect strict de la liberté d'expression [du demandeur] » et que « les conditions de légalité, de légitimité et de proportionnalité imposées par l'article 10, § 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales à toute limitation de la liberté d'expression sont en l'espèce réunies », l'arrêt attaqué justifie légalement sa décision qu'« en refusant, dans le contexte propre à la cause et sans motif raisonnable, d'accéder à la demande d'anonymisation de l'article litigieux », le demandeur a commis une faute.
Il condamne, dès lors, légalement celui-ci à « remplacer, dans la version de l'article ‘...' paru le ... figurant sur le site ... et toute autre banque de données placée sous sa responsabilité », le prénom et le patronyme du défendeur par la lettre X et à lui payer un euro à titre de dommage moral.
Le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli.
Quant à la quatrième branche :
Il ressort des pièces de la procédure suivie devant la cour d'appel que le demandeur s'est, dans ses conclusions en réplique à l'avis du ministère public, expliqué sur la portée de l'arrêt C-131/12 de la Cour de justice de l'Union européenne du 13 mai 2014.
L'arrêt attaqué n'a dès lors pu, en se référant à cet arrêt, méconnaître le droit de défense du demandeur.
Le moyen, en cette branche, manque en fait.
Quant aux troisième, cinquième, sixième et septième branches réunies :
Il ne se déduit pas du motif que critique le moyen, en ces branches, que l'arrêt attaqué fonderait le droit à l'oubli numérique qu'il reconnaît au défendeur sur les dispositions de la directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données et de la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l'égard des traitements de données à caractère personnel.
Le moyen, en ces branches, manque en fait.
Quant à la huitième branche :
De la circonstance que l'arrêt attaqué relève que le défendeur a été réhabilité, il ne se déduit pas qu'il fonde sur cette réhabilitation le droit à l'oubli numérique qu'il lui reconnaît.
Le moyen, en cette branche, manque en fait.
Par ces motifs,
La Cour
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de neuf cent douze euros quatorze centimes envers la partie demanderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Christian Storck, le conseiller Didier Batselé, le président de section Martine Regout, les conseillers Mireille Delange et Michel Lemal, et prononcé en audience publique du vingt-neuf avril deux mille seize par le président de section Christian Storck, en présence du premier avocat général André Henkes, avec l'assistance du greffier Patricia De Wadripont.
P. De Wadripont M. Lemal M. Delange
M. Regout D. Batselé Chr. Storck